2ème semestre 2016 |
LA PART DES RÊVES
Là où je rêve, cela veille.
Maurice
Blanchot
Le rêve et la
littérature entretiennent des liens depuis longtemps. Du romantisme allemand au
fantastique, prenant en compte la part onirique de la vie, une
voie nouvelle s’ouvre qui ne se contente pas d’approcher ce qui est mais ce qui
pourrait être, à la recherche d’une autre perception de la réalité et de ses
métamorphoses. Donner droit au travail du rêve dans la création poétique,
devient alors une manière d’aller plus loin dans la dépossession du poète et un
moyen de court-circuiter ses habitudes mentales. S’il recèle toujours en lui la
source vivante de la création, à l’égal de tout autre, il n’est plus un être
d’exception. Les surréalistes, André Breton, Robert Desnos et Paul Éluard vont
creuser cette veine, à la suite de Lautréamont qui leur offre dans ses Chants une des clés pour l’invention de
ces images les plus étranges sensées jaillir de l’inconscient, en décrivant un
des mécanismes secrets du rêve dans « la
rencontre fortuite, sur une table de dissection, de la machine à coudre et du
parapluie ». Par le rapprochement de termes pourtant très éloignés, il
s’agit de saisir l’improbable dans le surgissement d’une réalité chimérique au
caractère bouleversant. À travers l’expérience surréaliste du langage, se
dessine à grands traits par le biais de l’image un autre regard, une autre
façon de voir le monde, avec le sens aiguisé de la trouvaille et de la
coïncidence. Cette poétique « suprêmement
attentive » selon les mots d’Yves Bonnefoy sera la marque personnelle
d’André Breton sur la poésie au XXème siècle.
L’attention portée à
la réalité concrète et immédiate des choses dans la mesure où elle vise à
rejeter dans l’ombre tout ce qui ne la concerne pas, trouve sans doute ses
racines dans la force négative par laquelle le rêve nous retient dans ses
filets, et pour un temps nous contraint à oublier tout le reste, comme le
dormeur emporté dans son sommeil finit par oublier qu’il est en train de
dormir. Il ne faut donc pas confondre « le rêve » et « la
rêverie » car ce serait perdre de vue ce que le rêve a de singulier et
de spécifique avec cette sorte de dessaisissement qu’il provoque chez le rêveur
en le plongeant dans un monde où il n’est pas complètement lui-même, où il
finit par découvrir comme l’écrit Nerval avec cette étonnante formule que
« Je suis l’autre ». Si la
vie du jour et celle de la nuit nous apparaissent distinctes, il y a cependant
de la lumière qui filtre sous la porte qui sépare ces deux mondes.
Dans la manière dont
nous considérons le rêve, quelque chose se révèle de ce qui est notre véritable
rapport au monde, qui ne peut se réduire à un simple rapport d’extériorité mais
avant tout à une relation dans laquelle « je suis regardé » en même temps que « je regarde » dans le miroir de la
vie nocturne. De même que l’intérêt pour la nuit chez Novalis, l’intérêt pour
le rêve et les premières expérimentations d’une littérature fantastique chez
Hoffmann, traduisent cette nouvelle capacité pour la littérature d’inventer des
mondes. L’attrait
pour ces fantasmagories et ces chimères est parent de l’intérêt qui s’est
manifesté à l’époque surréaliste et dans l’œuvre de Freud.
Dès
son apparition, le mot
« rêve » se situe du côté du délire. À l’origine, le
rêve est de la divagation, du vagabondage, tandis que le songe
relève du sommeil, c’est ainsi que ce dernier est suggéré par l’abandon, tandis
que l’autre appartient au mouvement et au désordre. Longtemps l’aspect égarant
du rêve l’assimile à l’idée de perte de sens jusqu’à ce que se dégage au fil du
temps une représentation plus novatrice avec
l’entrée en scène de l’imagination, « imaginer,
voir comme dans un rêve ». Par cette mise à distance, ce dédoublement de la
perception, le rêve devient matière à réflexion, ainsi apparaît un nouveau
chemin pour la pensée créatrice.
Ouvrir la porte au
rêve, c’est livrer la parole à la turbulence des mots qui, l’espace d’un
éclair, se répondent pour créer des images inattendues, faisant naître de
l’inédit, dessinant une autre vision du monde par l’exploration de tout ce que
nous négligeons habituellement. Avec cette part faite aux rêves, sous cette
étoffe secrète qui abrite nos nuits, se nouent et se dénouent des liens entre
le visible et l’invisible, dans cette « forêt de symboles » qu’il faut sans cesse éclairer, peut-être
pour mieux y découvrir sa route. À la lumière crue des rêves, se dévoile la
tapisserie cachée de nos vies, cette toile sur laquelle apparaissent en
filigrane les lueurs vacillantes d’un feu qu’attise le sommeil. Ainsi se
découvre par bribes la nudité des choses qui nous environnent et qui étaient là
sous nos yeux sans que nous y prenions garde : les objets, les signes et
les lieux, tout un monde à la « familière
étrangeté » qui se recompose à l’infini comme pour renaître dans le
creuset du rêve.
Alain Fabre-Catalan
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ÉDITORIAL
À l’occasion du 500e anniversaire de la Réforme, nous
consacrons le dossier PATRIMOINE de ce numéro à quelques aspects de la Réforme
en Alsace. Nos remerciements vont tout particulièrement à Marc Lienhard qui
nous propose deux contributions inédites, dont l’une sur L’humour protestant en Alsace. Grâce au concours de Jérôme
Schweitzer, nous permettons par ailleurs à nos lecteurs de découvrir deux
lettres manuscrites d’acteurs majeurs de la Réforme en Alsace : Martin
Bucer et Jean Sturm.
Le volet thématique
RÊVES explore et renouvelle, sous de multiples angles et perspectives, les
liens entre rêve et littérature. Comme le remarque Alain Fabre-Catalan dans sa
présentation, le rêve apporte une « mise
à distance, ce dédoublement de la perception » et devient « matière à réflexion » ouvrant
« un nouveau chemin pour la pensée
créatrice ».
VOIX MULTIPLES,
CHRONIQUES et NOTES DE LECTURE viennent compléter ce numéro. Une nouvelle
rubrique, CHRONIQUE DES ARTS, présente l’ouvrage de Vincent Wackenheim sur J.
K. Sattler, ainsi que le Musée Tomi Ungerer. Par ailleurs, une chronique
prolonge le volet patrimonial. Comme toujours, la rédaction veille à alterner
les langues et les genres, fidèle en cela à l’esprit des membres fondateurs.
Pour rythmer ce
numéro, cinq photographies de Denis Leypold ponctuent les différentes sections.
S’y ajoute La Danseuse, une
photographie de Laurent Waechter qui accompagne un poème de Véronique Grenier.
Nous vous souhaitons
de très belles fêtes de Noël et vous présentons nos vœux chaleureux pour la
Nouvelle Année.
Maryse Staiber & Marie-Thérèse Wackenheim
Le site internet dédié à la revue, créé par Alain Fabre-Catalan qui
en assure l’administration, rend compte de notre actualité littéraire. Les
auteurs y trouveront les informations utiles concernant les thèmes abordés dans
les prochains numéros. Le dossier thématique du numéro 127 de Juin 2017
s’intitulera LE TEMPS.