1er semestre 2020 |
LA PASSION DES IMAGES
Glorifier le culte des images (ma grande, mon unique, ma primitive passion).
Charles Baudelaire, Mon cœur mis à nu
L’image dans sa singularité, entre leurre et présence, n’est pas seulement ce qu’offrent à notre regard la peinture, la sculpture et l’ensemble des arts visuels, elle est ce lien indéfectible à l’imagination et à l’imaginaire qu’implique tout projet de création, de sorte que la rencontre d’une œuvre qui nous arrive comme par surprise peut sembler au premier abord plus satisfaisante par la magie de l’impression de réalité qu’elle nous procure. Autant que châteaux de sable se révèlent pourtant les images, quel que soit l’imagier. Aussi sincère soit-il, il feint d’ignorer la finitude des choses croyant s’en délivrer, dans son théâtre d’ombres ne nous laissant entrevoir qu’une chambre close, la célèbre camera oscura où se diffracte en une infinité de particules lumineuses l’esquisse d’un monde inatteignable, sinon sous les traits d’une image sans cesse recomposée. Comme l’écrit Gaston Bachelard, « une simple image, si elle est nouvelle, ouvre un monde », mais il n’en demeure pas moins que « vu des mille fenêtres de l’imaginaire, le monde est changeant ».
Il y a cependant dans l’image quelques desseins qui se font jour, l’espérance d’une présence, cette marque le l’immédiat qui ne s’offre à nous que dans la mesure où il nous échappe. À son approche à travers l’image et ses séductions, l’immédiat ne s’éprouve que par la fuite même vers ce qui nous en éloigne à chaque instant. Seule la traversée de l’image et de ses vertiges pourrait nous conduire vers le sensible, cette fenêtre ouverte sur l’échappée du réel dont un simple feu de signes vient éclairer l’ardeur.
Parole incarnée dans un corps et dans une circonstance, si la voix du poème nous rend présent un monde que nous ne pouvons pas voir mais que nous sommes invités à partager, à faire nôtre, au moment où nous sommes interpelés par la justesse de cette parole qui nous atteint et nous retient dans l’ici-maintenant, elle rejoint la fugacité native des images qui ne naissent que pour disparaître et nous laissent à proprement parler tout à imaginer. C’est sur ce fond d’invisible que s’inscrit le poème qui d’une certaine manière ne fait que répondre à l’appel d’un pays perdu, puisant aux sources de l’expérience sensible, sans pour autant chercher à en donner des images fidèles, il tend par l’invention de formes inédites à faire en sorte que dans sa trame la plus intime, la musique même du langage devienne pour chacun un lieu et une présence.
Si la pratique surréaliste de l’image a marqué les mouvements artistiques de l’entre-deux guerres, le recours à l’image devenu rapidement systématique a contraint le poème à se projeter en avant de lui-même, cherchant dans son irruption une coïncidence avec le monde, au nom de la transparence déclarée de l’image et du langage, alors qu’il n’en est que le miroir déformant toujours à la recherche d’une nouvelle image, faisant du monde un vaste et infini palimpseste. À mesure que l’horizon surréaliste s’est éloigné, l’omniprésence de l’image remise en question a révélé paradoxalement que derrière la fascination qu’elle exerçait, elle empêchait de voir que notre relation au monde se constitue avant tout à travers le langage et qu’en définitive l’illusion surréaliste de l’image aliène le désir qui la nourrit, tel un rêve qui finit par nous couper du monde.
Ainsi l’imaginaire qui ne cesse de nous habiter ne devrait-il être qu’un point de contact reliant la réalité et le langage, le monde n’étant jamais donné ni joué d’avance. Son approche sensible à travers « le culte des images » revendiqué par Baudelaire ne saurait nous faire oublier qu’il ne s’agit là que d’une voie d’accès à cette sorte d’illumination, d’expérience saisissante qui soudain dans le son d’un mot nous fait entendre la présence des choses, quand s’entrouvrent les portes du langage et que résonnent le rythme et l’écho lointain de quelque parole d’où s’éveille la rumeur des instants disparus et pourtant si proches de notre existence présente. Le poème aussi bien que le tableau ou la sculpture sont peuplés d’apparitions, objets épars de la vision, nés d’un désordre de mots qui s’assemblent sur la page ou de signes élucidés dans la turbulence de l’air, passeurs obstinés déchirant le voile qui enveloppe le monde dans son mutisme originel. Atteindre ce que nous nommons le visible, c’est avancer dans une forêt de signes, là où le regard se construit loin des images aveuglantes, c’est parcourir un long chemin d’exil à travers ce leurre que représente l’image, comme une invitation à déchiffrer les strates d’une écriture qui creuse la lumière de son empreinte, vers cet illimité où l’agencement des matières fait de la trace l’exacte image du monde dans son habitation poétique.
Alain Fabre-Catalan
Zao Wou-Ki - Untitled, 1961 |
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PRÉSENCE D’ANNE-MARIE SOULIER
Pour nous, les membres du Comité, Anne-Marie Soulier est surtout une amie, un sourire, une source d’inspiration et d’idées – en un mot, une présence. Et maintenant, cette présence nous manque.
Rappelons tout d’abord quelques éléments biographiques. Née à Lunéville en 1945, Anne-Marie Soulier a longtemps vécu à l’étranger (Algérie, Allemagne, Angleterre, Norvège) avant de s’installer à Strasbourg, où elle a occupé un poste de Maître de Conférence d’anglais à l’Université. Après son départ à la retraite, elle a assuré des cours d’anglais en Chine à l’Université de Hangzhou de septembre 2007 à janvier 2008 et y a tenu le blog Marcopolette.
Outre son activité créatrice d’auteure et de traductrice, il faut relever son fort engagement dans des associations à vocation culturelle. Active au sein du bureau de l’association Ouï Lire, fondée par Paul Schwartz, elle en a assuré la présidence de 2011 à 2016.
Présente en tant que poète dès le numéro 25 (février 1989) de la Revue alsacienne de littérature, Anne-Marie figure régulièrement au sommaire par des présentations de nos dossiers thématiques, des créations poétiques ainsi que des traductions, notamment du norvégien. Elle a rejoint notre Comité de rédaction au printemps 2004 et par la suite assuré la fonction de Secrétaire générale.
Notre sélection de textes reflète sa présence essentielle en tant qu’auteure et traductrice du norvégien. Par ailleurs, nous avons tenu a republier L’Outre-pays, sa dernière contribution parue dans le numéro 131 de notre revue.
Le rayonnement d’Anne-Marie Soulier dépasse largement le cadre régional. Ses textes ont été publiés dans de nombreuses revues françaises et étrangères, notamment Décharges, Friches, Jalon, L’Arbre à Paroles, Autre Sud.
Elle est également l’auteure de nombreux recueils poétiques dont Lieux Dits, Après Guerres (2002), Dire Tu (2003), Je construis mon pays en l’écrivant suivi de Carnets de doute et autres malentendus (2007), livres d’artistes avec le plasticien Germain Roesz. Pour une présentation plus complète, nous renvoyons au site des éditions érès qui ont publié ses traductions du norvégien, notamment Hanne Bramness, Le Poids de la lumière, volume in extenso, éditions ères, 2018.
La dernière traduction réalisée par Anne-Marie Soulier du recueil Sigd (La Serpe) de la poétesse norvégienne Ruth Lillegraven paraîtra aux éditons Lanskine.