vendredi 30 juin 2023

RAL n°139

 

1er semestre 2023


LE LEVAIN DE L’INACHEVÉ

Le sens et l’oubli ont en commun d’être interminables.
Bernard Noël
 
Qu’il s’agisse d’un geste, d’une émotion, d’une parole, d’une pensée, le désir qui nous entraîne au-devant d’une rencontre, d’un paysage, d’un horizon espéré, n’en est pas moins une épreuve qui relève à la fois des circonstances et de la confrontation avec un inconnu dont il reste à déchiffrer les traits singuliers. Ce n’est alors qu’une tentative, une ébauche, le commencement d’un parcours d’incertitudes, à travers maints détours qui conduisent à se jeter hors de soi, dans ce qui n’est qu’un élan, un regard sur ce qui n’a pas encore pris forme à la croisée des chemins de la création.

Inséparables, l’écriture et la vie se mêlent, se confortent ou se dispersent, cherchant une trace qu’il s’agirait de suivre mais on finit par comprendre qu’elle ne peut se suffire à elle-même, et qu’elle ne trouve son véritable sens qu’à s’ouvrir dans l’inachevé, quitte à revenir sur ses pas, à se relier à cet instant, cette épiphanie qui donne sens à la rencontre avec ce qui en nous demeure lié au plus vif. Tel est le chantier que l’écriture fouille.

L’oubli est l’ultime mesure du temps, ce temps qui échappe à qui veut le saisir dans le dédale de la mémoire et de ses illusions. La création se trouve ainsi partagée entre ce qu’il nous reste à faire de l’expérience des choses et ce qu’il s’agit de dire de ce qui échappe, de cet insaisissable qui vient de l’oubli, là où les choses n’ont pas encore de nom. Si la mémoire ne crée pas, c’est qu’elle reproduit l’enfermement du monde sur lui-même dans du définitif, du résolu faisant de l’écriture non pas la trame d’une rêverie, d’un imaginaire où les temps se superposent et s’enchevêtrent, mais un simple produit de consommation qui revendique son achèvement.

Il y a un point cependant sur lequel il est nécessaire d’insister, à savoir qu’on a trop souvent tendance à confondre l’inachevé avec l’inaccompli au sens d’imparfait ou d’approximatif. Comment une œuvre pourrait-elle s’accomplir si elle se constituait comme le point d’achèvement d’un geste créateur ? Cette prétention ne saurait qu’obéir à des normes et à des codes faisant par là même oublier le jeu et le plaisir de la transgression, cette prise de liberté qui permet au contraire d’envisager l’inachèvement comme un processus actif remettant en question la notion même d’œuvre. S’éloignant de cette fascination pour la beauté accomplie, l’époque moderne et contemporaine n’a eu de cesse de se réclamer de l’inachevé dans sa recherche de formes mouvantes et fragmentaires, témoignage du désir de représenter la vie dans son renouvellement et son invention permanente.

Ainsi le moderne work in progress vient-il légitimer l’inachevé comme définition constitutive du geste de création, au sens où il s’agit d’explorer l’au-delà des limites de la beauté et de la perfection comme du sens et de la signification dont l’artiste cherche à s’affranchir, jusqu’à choisir de prendre délibérément le parti d’un inachèvement perpétuel. Avec Kafka, Joyce, Proust, les avant-gardes littéraires, Blanchot, Barthes et tant d’autres, l’inachevé et le fragment ont triomphé renforçant l’attrait pour le goût des esquisses, des projets interrompus comme circonstance et condition de « l’œuvre ouverte » selon la définition d’Umberto Eco. Rappelons aussi l’importance du « carnet » jusqu’aux brouillons eux-mêmes qui ont fini par attribuer au processus de création dans ses méandres et ses errements à la limite du lisible, une importance et une signification égale à son état ultime.

La question de l’inachèvement dans le processus de création a permis de jeter des ponts, de tisser des liens entre les arts et les cultures, préalable incontournable à une rencontre des imaginaires, à une mise en relation des pratiques artistiques dans un métissage des formes et des genres. Que serait une création qui n’exigerait pas tout notre être et ne nous ferait pas sentir le poids de notre finitude ainsi que les transferts culturels qui caractérisent notre époque ? Qui écrit ou peint instaure l’alphabet de son langage en même temps que ce qu’il dit ou fait. Ce ne peut être le fruit d’une technique toute prête et d’un préalable qui donnerait sens à l’œuvre. Comme nous le fait entendre Walter Benjamin, dans le travail du sens et de la forme se faisant l’un par l’autre, c’est l’expression qui demeure inachevable et constant le désir qui grandit dans le levain de l’inachevé.

Alain Fabre-Catalan


Catherine Wackenheim-Jacobs
Des pentes douces et des escaliers


lundi 5 juin 2023

RAL n°139


Éditorial & Sommaire du numéro

à paraître en juin 2023

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Dossier thématique

« L'inachevé »


Zao Wou-Ki - 1959


ÉDITORIAL


La rubrique PATRIMOINE présente des textes inédits de Jean-Paul de Dadelsen ainsi que cinq contributions consacrées à l’œuvre de cet auteur, abordée sous différents angles.

Le dossier thématique L’INACHEVÉ, introduit par Alain Fabre-Catalan, a rencontré un large écho auprès de nos auteurs proposant des approches variées et complémentaires, tant en français qu’en allemand. Grâce à la voix de Stratis Pascalis, le grec moderne, accompagné de la traduction par Michel Volkovitch, ouvre le concert des langues d’Europe.

Dans la rubrique VOIX MULTIPLES, nous publions un riche panorama de poèmes et de proses, écrites dans les langues habituelles de notre revue. Relevons que Jean-Christophe Meyer nous a fait parvenir un cycle poétique en dialecte haut-rhinois, composé tout récemment.

Les CHRONIQUES s’ouvrent sur une méditation de Paul Assall, consacrée au parcours mystique des différentes sculptures sur les portails de la Cathédrale de Strasbourg. Ce même auteur offre également une réflexion sur l’itinéraire d’Yvan Goll. Grâce à Vladimir Fišera, nous retrouvons la présence d’un poète ukrainien.

Les NOTES DE LECTURE viennent compléter ce numéro.

Pour illustrer ce numéro, Catherine Wackenheim-Jacobs a réalisé une belle série de photographies du Studium, le nouveau bâtiment du campus de l’Esplanade, dont nous avons retenu cinq vues différentes.

Nous souhaitons à nos lecteurs un bel été et leur donnons rendez-vous cet automne pour une Assemblée Générale.

Maryse Staiber & Marie-Thérèse Wackenheim

Le site internet dédié à la revue, créé par Alain Fabre-Catalan qui en assure l’administration, rend compte de notre actualité littéraire. Les auteurs y trouveront toutes les informations utiles pour connaître les thèmes abordés dans les prochains numéros. Le dossier thématique du numéro 140 de décembre 2023 s’intitulera DEMAIN.


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SOMMAIRE


Catherine Wackenheim-Jacobs : Le Studium, une façade tout en courbes  

PATRIMOINE

Jean-Paul de Dadelsen : Watteau (sonnet inédit)   
Jean-Paul Sorg : Une si précoce maturité   
Jean-Paul de Dadelsen : Alsace – Midi. Notes de voyage inédites  
Charles Fichter : Jean-Paul de Dadelsen à Marguerite Yourcenar.  
Lettres « de guerre » entre 1940 et 1943
Martine Blanché : Le Ried de l’enfance chez Jean-Paul de Dadelsen  
et Claude Vigée
Mathieu Jung : Faire vivre la baleine : de Dadelsen en Gadenne  
Elias Levi Toledo : Notes sur l’écoute comme écriture  

Catherine Wackenheim-Jacobs : Des pentes douces et des escaliers  

L’INACHEVÉ

Alain Fabre-Catalan : Le levain de l’inachevé  
Marie-Yvonne Munch : L’inachevé est un jardin  
Emma Guntz : Unvollendet  
Stratis Pascalis : Ο,ΤΙ ΔΕΝ ΕΙΠΕ Η ΣΑΠΦΩ / Ce que Sappho n’a pas dit    
Eva-Maria Berg : L’inachevé / Das Unvollendete  
Gilles Marie : En voie d’achèvement  
Marlena Braester : À l’inachevé  
Max Alhau : Loin de toute échéance  
Alain Fabre-Catalan : L’inachevé nous fait signe  
Germain Roesz : Faire face est le visage de l’inachevé  
Claudine Bohi : L’inachevé des mots  
Anne-Marie Zucchelli : Au gré  
Christiane Roederer : Cabotage dans l’inachevé  
Maryse Staiber : Spruch vom Unvollendeten  
Françoise Urban-Menninger : Les vies inachevées. L’ourlet des jours  
René Heyer : Enfin  
Pierre Judide : Jusqu’au fond de l’inachevé
Fabrice Farre : Fragments
Sophie Weill : Inachever sans fin
Marie-Jeanne Langrognet-Delacroix : Méditations inachevées
sur l’inachevé
Laurent Bayart : Un point final
Alix Lerman Enriquez : Jour inachevé

Catherine Wackenheim-Jacobs : Le Studium, un lieu de rencontre

VOIX MULTIPLES

Martine Blanché : Caravage. Tableaux d’exposition (Georgia O’Keeffe).
Je regarde ta montre de gousset.
Markus Manfred Jung : ars vivendi
Natacha Lafond : Regard VI, VII, VIII, XIX
Mathieu Hilfiger : Le vieux clou
Andrea Moorhead : Sommeil sans trêve
Claude Vancour : L’arbre enfant. Malgré l’automne. Devoir
Daniel Martinez : Lisières des figures
Laurence Muller : Le lustre du jour éclate
Michael Benaglio : Der Blender. Der kreative Akt
Denis Leypold : Ce bel été 1967
Claudia Scherer : Das unvollkommene Gesicht
Gabrielle Makli : Trois femmes attendaient
Karlheinz Kluge : Der Meister geht. Das Herz des Regenwalds
Élie Mavougnou : Aléas de la vie
Joachim Kaboré-Drano : Regards croisés
Jean-Christophe Meyer : S Karnelkimme / La graine a germé
Pierre Zehnacker : Sur un portrait de Durer. L’angoisse de Jérôme Bosch.
        Le poète, le diable et le Bon Dieu

Catherine Wackenheim-Jacobs : Avez-vous oublié vos bouchons d’oreilles ?

CHRONIQUES

Vladimir Claude Fišera : Guerre et poésie en Ukraine aujourd’hui :  
Pavlo Vichébaba
Paul Assall : Ins Offene. Der mystische Lehrpfad am Straßburger Münster  
Paul Assall : Jean sans Terre / Johann Ohneland. Erinnerung an Yvan Goll   
Marie-Yvonne Munch : Hommage à Germaine Richier                             
Maryse Staiber : Georg Baselitz à la galerie Ropac Pantin                           

Catherine Wackenheim-Jacobs : Le Studium, cafétéria Mensae   

NOTES DE LECTURE

vendredi 9 décembre 2022

RAL n°138


2ème semestre 2022


Éditorial & Sommaire

N° 138 - Décembre 2022

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ÉDITORIAL


La rubrique PATRIMOINE de ce numéro est consacrée à deux études de l’œuvre de René-Nicolas Ehni, disparu en juin 2022. Charles Fichter et Jean-Paul Sorg éclairent des aspects majeurs de cette œuvre complexe, engagée et volontiers polémique. 

Notre dossier thématique aborde le thème DIVAGUER sous de multiples angles et perspectives, en veillant à alterner les langues. Comme le suggère la présentation d’Alain Fabre-Catalan, « la littérature invite à la divagation, à l’errance de l’esprit », ce que le dossier illustre.

La rubrique VOIX MULTIPLES s’ouvre à nouveau sur une présentation et traduction de deux poètes ukrainiens. Les nombreux textes qui suivent illustrent bien la diversité linguistique.

Pour commémorer le dixième anniversaire du décès d’André Weckmann, Emma Guntz et Wendelinus Wurth rendent hommage à cet auteur alsacien qui a défendu et illustré la « triphonie ».

Par ailleurs, les CHRONIQUES rendent compte de certaines publications récentes qui pourraient intéresser nos lecteurs. Les NOTES DE LECTURE viennent compléter ce numéro.

Pour accompagner ces pages, nous publions cinq photographies de Marie-Agnès Kopp, essentiellement réalisées en Alsace, en résonance avec la saison hivernale.

Nous vous souhaitons de très belles fêtes de Noël et vous présentons nos vœux les plus chaleureux pour la Nouvelle Année. 

Maryse Staiber & Marie-Thérèse Wackenheim

Le site internet dédié à la revue, créé par Alain Fabre-Catalan qui en assure l’administration, rend compte de notre actualité littéraire. Les auteurs y trouveront toutes les informations utiles pour connaître les thèmes abordés dans les prochains numéros. Le dossier thématique du numéro 139 de juin 2023 s’intitulera L’INACHEVÉ.

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SOMMAIRE


ÉDITORIAL

Marie-Agnès Kopp : La Cathédrale de Strasbourg   

PATRIMOINE

Charles Fichter : René-Nicolas Ehni : quelques scènes de la vie d’un Taugenichts

Jean-Paul Sorg : Geitscherèi ou le démon du langage


Marie-Agnès Kopp : Passerelle de l’Abreuvoir, Strasbourg

DIVAGUER

Alain-Fabre Catalan : Divagations en partage

Marie-Yvonne Munch : Les nénuphars rejoignent les deux rives

Fabrice Farre : En train

Alain Fabre-Catalan : Rives et dérives

Emma Guntz : vagari

Wendelinus Wurth : in de weltgschiicht rumtriiwe

Anne-Marie Zucchelli : nuit volante    

Max Alhau : À l’encontre du temps

Eva-Maria Berg : divaguer

Victor Saudan : Dis vague dis ta vie                   

Pierre Judide : Sublime divagation, la poésie

Sophie Weill : Dits vagues

Alix Lerman Enriquez : Divagation

Markus Manfred Jung : Wirsch alt

Sarah Kirsch : Mon invisible / Amant (traduction : Maryse Staiber)   

Karlheinz Kluge : Kleine Impression, 1970     

Marie-Jeanne Langrognet : Divagation du fleuve rouge

Françoise Urban-Menninger : Divagation sur une page blanche. La divine diva

Laurence Muller : Se réfugier dans le sauvage de la pensée

Daniel Martinez : Un air de regret

Andrea Moorhead : Ce silence au fond de toi


Marie-Agnès Kopp : Forêt du Schoeneck, Vosges du Nord

VOIX MULTIPLES

Vladimir Claude Fišera : Poésie ukrainienne après l’invasion russe de la Crimée en 2014 : Iouri Bouriak (présentation et traduction)

Vladimir Claude Fišera : Poésie de l’Ukraine sous les bombes : Anastasiia Afanas’eva (présentation et traduction)

 Jean-Claude Walter : De la colère

 Jean-Christrophe Meyer : Üssem Wort. De Gruftwaj

Gilles Marie : Promenade sur la plage

Claudia Scherer : handwerker. blue train. in wellen. Langeweil

Laurent Grison : Rimbaud / un poète inachevé

Bernadette Laval : G. est un village…

Markus Manfred Jung : dà nebel / der nebel

Martine Blanché : Romy. La gloriette disparue

Gerad Mucker-Frimmel : Heldenfriedhof. Fortgegangen

Pierre Zehnacker : Le divin. Ne renie pas. La fleur coupée. Le chagrin

Gabriel Singer Gould : Je regarde mon lit / Insomnie

Marie-Yvonne Munch : Les deux tentes sont là

Luminitza C. Tigirlas : L’absentin derrière les deux quidams

Béatrice Machet : Série de tentations

Jacques Stoll : Presqu’île André Malraux. Vulcano

Claude Vancour : Avant le jour, novembre. L’oiseau au coin des emblavures. Spotjohr. Hiver


Marie-Agnès Kopp : La Maison des Tanneurs, Strasbourg

CHRONIQUES

Alain Fabre-Catalan : Le destin d’un poète : Saint-Pol-Roux

Emma Guntz : In memoriam André Weckmann

Wendelinus Wurth : In memoriam André Weckmann

Nicolas Denisot : Retour à Lautenbach

Helmut Pillau : Jakob Sturm – ein Staatsmann aus Straßburg

Helmut Pillau : Leben im Dazwischen. Paul Mendes-Flohr, Martin Buber. Ein Leben im Dialog

Maryse Staiber : Sam Szafran, obsessions d’un peintre

 

Marie-Agnès Kopp : Saintes-Maries-de-la-Mer

NOTES DE LECTURE


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Marie-Agnès Kopp
La Cathédrale de Strasbourg



Dossier thématique

« Divaguer »



DIVAGATIONS EN PARTAGE

Divaguer, errer, chanceler, vagabonder,
on est toujours près de la chute.

Si la littérature invite à la divagation, à l'errance de l'esprit, par la soudaine mise en lumière des mots et des pensées sur le glacis des pages, elle ouvre à qui veut s’y risquer des voies nouvelles à explorer, et sans doute l’occasion de gravir la pente du langage où toute écriture puise sa ressource. Mais l’idée même de « vagabondage » paraît aux antipodes de cette liberté que nous pourrions nous octroyer, essentiellement du fait de la dimension sociale des échanges qui nécessitent le recours à des règles et à un ordre qu’il convient de respecter afin de donner sens à la réalité de ces échanges. Il n’y a en principe nulle place pour le vague, aucune latitude accordée d’emblée si l’on place la création littéraire ou artistique dans un ordre social qui définit par avance ses certitudes et ses droits. L’histoire est là pour nous rappeler combien la création a pu être contrainte par le conformisme social de chaque époque, mais qu’il importe de distinguer celles et ceux qui ont cherché à s’en écarter, à s’éloigner des sentiers tracés par la conformité de leur temps, une manière de cultiver l’improbable, en un mot de divaguer, de laisser place à l’inattendu, à une moisson qui ouvre ses portes sur l’inconnu.

Quel exemple plus frappant pourrions-nous donner de cette volonté d’aller çà et là, de transgresser les limites romanesques afin de suivre dans tous ses méandres les déambulations d’un nouvel Ulysse en la personne de Leopold Bloom ? Il s’agit là du roman de James Joyce, « Ulysse », paru dans son intégralité le 2 février 1922 à Paris, publié par la librairie Shakespeare and Company fondée par Sylvia Beach. Il y a donc cent ans paraissait une œuvre sans précédent placée sous le signe de l’errance et convoquant tous les styles, à tel point que maints lecteurs s’y sont égarés et que ce roman a connu maintes interdictions avant d’être aujourd’hui considéré comme un monument de la littérature mondiale. Il est vrai que le sens de la divagation, propre à Joyce et à cette histoire qui transpose le voyage fabuleux d’Ulysse dans l’Irlande du début du XXème siècle, n’est pas absent de dangers à vouloir s’écarter des chemins balisés et que ce vagabondage de la création n’est jamais loin de la chute, ce qui lui confère un prix inestimable.

Alain Fabre-Catalan


Marie-Agnès Kopp
La Maison des Tanneurs


jeudi 30 juin 2022

RAL n°137

 

1er semestre 2022


À LA MARGE DE LA MARGE


                            À toute marge succèdent d’autres espaces,
des plis et replis, des paperolles, des extra-
vagances d’écrivain, de poète, de nouvelles
marges sans bord et sans limite, enchâssées,
agaçantes ou agacées, de secrètes ambivalences,
des discours à déplier. Sur le dehors de la norme, 
le dehors de la convention, de la règle, au-delà
de l’habitude, du bien séant, de l’admis, loin 
des valeurs reconnues. Une forêt d’outsiders, 
une jungle d’inédits et d’impensés émergent
aux marges des marges.


Marges habitées de questions et
envahies d’émois. Des vivants se
glissent d’un état à un autre, des bords
aux failles, de la feuille annotée perdue
des paletots troués aux franges de la
société sans idéal. En marge, hors champ, 
l’autre n’a plus qualité à être inclus à la
majorité. Animal non référencé, révolté
irrégulier, étranger au commun, ignorant
la langue, irréductible à l’ensemble circonscrit
par des codes. Dans l’indéfini, l’opposition,
le face à face, de part et d’autre de la ligne
de partage, à la frontière, vagabond exotique
ou guerrier farouche, dans la marge choisie
ou subie du rejet, de l’exclusion.


                                      Dans les marges désaliénées respirent
la différence, l’inconnu, l’improbable,
se hasardent le dangereux, le malchanceux,
s’épanouit l’heureux. Zone interdite,
à scandale de l’original ou du libertaire,
à coups de dé du bizarre, à jets de pierre
                                du révolté, du sauvage provocateur
précurseur et créateur. Hors du territoire,
hors des sentiers battus, hors des grilles,
hors normes, asiles et protections, hors X
et Y, hors classe, hors genre. Inadapté.
Irrégulier. Étranger. Apatride. Toujours
du monde des altérités.


Frontières ténues. Ponts incertains
des audacieux. Marges d’espérance,
marges d’actions, d’inventions, de
débordements. Sources d’expansions,
d’enrichissements, elles affichent de joyeuses
manœuvres de piraterie, des largesses
impertinentes avec l’ivresse des vainqueurs,
l’orgueil des performances revendiquées,
classées au palmarès des marges incluses,
des références conquises conquérantes.
Marges entrées dans la norme, admises,
drapées de la gloire de la réussite.
À terme normalisées. Alors des marges
des marges se tissent les cocons
chrysalides des futurs rivaux,
les métamorphoses de l’avenir.

Marie-Yvonne Munch


Marie-Haude Steyer - Écriture


ILLUSTRER « MARGES »


« Limites et frontières » telle est la thématique qui traverse mon histoire dans la peinture. Je m’en explique à travers un écrit qui retrace le parcours. Les mots libérés ont affuté les couleurs et leur présence dans une certaine lecture que je me suis appropriée avec le temps.

La « marge » est en conséquence dans mes cordes mais pas en couleurs, elles deviennent invisibles en version dite « noir et blanc ». C’est tout le propos de la vibration qu’opère des teintes aux valeurs similaires ; comment les mettre à jour sur une palette de gris… Alors je prends l’initiative des encres récemment travaillées et qui ne me caractérisent que partiellement.

Il faut entendre « marges » dans la variété que ce mot propose et ça tombe bien car le pluriel ici ne démentira pas la diversité, au contraire. 

Et puis… si je peux proposer une définition de l’acte de créer en appliquant sagement la thématique, je dirais que la « marge d’erreur » y est fondamentale et c’est tout l’intérêt de s’y confronter, de la laisser être et s’émanciper - à son insu - sans pour autant se perdre.

« Laisser à la peinture son espace, son mouvement, ses doutes et qu’elle me surprenne. »

Marie-Haude Steyer


Marie-Haude Steyer - L'ange

samedi 28 mai 2022

RAL n°137


Éditorial & Sommaire du numéro

à paraître en juin 2022

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Dossier thématique

« Marges »



Henri Matisse - Icare


ÉDITORIAL



Notre dossier PATRIMOINE présente quatre contributions inédites sur Frédéric Hoffet (1906-1969), l’une des figures majeures de la réflexion sur la situation et l’identité alsaciennes dans les années cinquante. Jean-Paul Sorg, Charles Fichter, Jochen Glatt et Helmut Pillau proposent des approches différentes et complémentaires qui incitent nos lecteurs à la réflexion. 

Le dossier thématique aborde la notion de MARGES et en révèle la richesse de lectures et de significations possibles.

Les rubriques habituelles VOIX MULTIPLES, CHRONIQUES et NOTES DE LECTURE viennent compléter ce numéro. Signalons que, grâce à la participation de Vladimir Fišera, une large place est faite à des poètes ukrainiens, d’une part pour ouvrir les « Voix Multiples » , d’autre part les « Chroniques ». Par ailleurs, Paul Assall nous offre une réflexion personnelle sur l’éthique et la poétique de Claude Vigée, gravitant autour de la notion centrale du souffle.

Marie-Haude Steyert accompagne « Marges » en version noir et blanc, notamment avec des encres de Chine, pour faire vibrer la vaste étendue des lectures plurielles de cette notion, comme il ressort du texte d’accompagnement de la plasticienne.

Nous souhaitons à nos lecteurs de passer un bel été riche en découvertes littéraires et artistiques pour y puiser des énergies nouvelles, plus essentielles que jamais dans le contexte incertain que nous vivons actuellement.

Maryse Staiber & Marie-Thérèse Wackenheim

Le site internet dédié à la revue, créé par Alain Fabre-Catalan qui en assure l’administration, rend compte de notre actualité littéraire. Les auteurs y trouveront les informations utiles concernant les thèmes abordés dans les prochains numéros. Le dossier thématique du numéro 138 de décembre 2022 s’intitulera DIVAGUER.


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SOMMAIRE



ÉDITORIAL    

Marie-Haude Steyert : Petits arrangements avec la vie      

PATRIMOINE
Jean-Paul Sorg : Frédéric Hoffet (1909-1969)     
Charles Fichter : Hoffet avant Hoffet : ou Urmatt à Altkirch   
Jochen Glatt : Vom Einfluss des Lachens und der Wiederkehr    
Helmut Pillau : Der Nationalstaat zwischen Wahn und Wahrheit   

Marie-Haude Steyert : Apparence   

MARGES
Marie-Yvonne Munch : À la marge de la marge  
Alain Fabre-Catalan : Marginalia  
Stratis Pascalis : Μεσα μου / En moi. Ορεστησ επαιτησ /
Oreste mendiant (Traduction : Michel Volkovitch)   
Eva-Maria Berg : es gibt keinen rahmen…  
Michèle Finck : Écoute des marges  
Emma Guntz : Marginalie  
Anne-Marie Zuchelli : Le territoire intérieur  
Françoise Urban-Menninger : L’assassin est dans la marge.
À la marge du poème  
Daniel Martinez : Là où commence  
Sarah Françoise Ayache : Frérocité  
Wendelinus Wurth : numme dann luegt mr… Am Rande bemerkt…  
Victor Saudan : J’ai toujours habité en marge…   
Laurence Muller : L’endroit…   
Gabrielle Makli : Je vieillis… je vieillis…   
Alix Lerman Enriquez : En marge des jours   
Laurent Bayart : Marge I, II, III, IV  
Pierre Judide : Gloire et opprobre des marges   
Marie-Haude Steyert : Illustrer « Marges »

Marie-Haude Steyert : Le double  

VOIX MULTIPLES
Vladimir Fišera (Présentation et traduction) : Douze poètes ukrainiens   
Marie-Yvonne Munch : Ukraine  
Jean-Christophe Meyer : Frìehjohr ìm Krìej  
André Ughetto : Le ténu. Loin des piscines émeraude
Yves Rudio : Bankdisküssione
Denis Leypold : Pauvre Lenz
Guillaume Curtit : Les roses trouvées la veille...
Jean-Claude Walter : Vies de la ville
Martine Blanché : Près du Campanile. Solitudine. Le pied tangue
Andrea Moorhead : Dans le silence du rêve
Olivier Delbard : Et maintenant on va où...
Emma Guntz & Wendelinus Wurth : ringelt und räkelt sich... 
bi so me wetter...
Isabelle Lévesque : Glace rompue
Jacques Stoll : Special thanks
Hervé Martin : Du nuage l’instant
Gerda Mucker-Frimmel : Nichts ist geblieben...
Abgesang auf eine alte Schmiede. Was bleibt
Michael Benaglio : Menschliche Festplatte
Anne Vailland-Steyert : ou la vague solitaire...
Pierre Zehnacker : Ce qui reste. Le labyrinthe. La porte. Dans le silence

Marie-Haude Steyert : Écriture  

CHRONIQUES
Vladimir Fišera (Présentation et traduction) : Un poète tchèque
et l’Ukraine : Jiří Červenka
Paul Assall : Atemglück. Erinnerungen an Claude Vigée
Martine Blanché : Résurgences d’enfance
Anie Melka : Georgia O’Keeffe à la Fondation Beyeler
Maryse Staiber : Marcelle Cahn au MAMCS

Marie-Haude Steyert : Nouvelle page  

NOTES DE LECTURE

dimanche 19 décembre 2021

RAL n°136



2ème semestre 2021


LIEUX ET AUTRES LIEUX

Chercher le « vrai lieu », changer le monde en un « vrai lieu »,
quelle tâche ! Quelle espèce de folie !
Philippe Jaccottet

Les lieux particuliers où nous avons souhaité nous attarder et qui nous ont paru un instant à notre portée, à la manière d’un rêve qui nous traverse jusqu’à nous procurer une nouvelle sensation de l’espace, finissent par nous abandonner, naufragés sur le rivage d’une île lointaine. Dans ce corps à corps avec un nouvel horizon, alors que nous croyons épouser les contours de l’air qui nous entoure, devant un tel bouleversement, un dialogue commence. Ces lieux qui nous retiennent et nous rattachent à leur matérialité environnante, nous parlent à bas-bruit dans leur singularité et leur attrait, et font de ce dialogue une expérience incontournable. Comme à l’appel d’un « génie des lieux », nous répondons par une présence accrue à ce lien établi d’emblée avec l’espace qui nous entoure.

Chacun de ces lieux dans lesquels nous reconnaissons une part de nous-mêmes, est une promesse de signification, jusque dans son immédiateté. Le génie particulier de certains lieux que nous souhaitons célébrer, alimente au travers de notre existence qui s’en trouve amplifiée, l’attrait d’un ici que semble incarner une présence à laquelle on ne peut échapper. Mais il nous arrive parfois de succomber au mirage de l’ailleurs, cet inconnu qui serait au bout du chemin, tel un lieu soupçonné mais invisible, fruit d’un appel insistant à la beauté fugitive. Témoin d’un arrière-pays loin des perceptions ordinaires, il demeure un lieu dérobé et tout autant espéré pour le promeneur qui, un jour, découvre que derrière la colline qui barre l’horizon, un monde l’attend, lieu enchanté avec ses figures de rencontre que seule la passion peut susciter en lui.

Il est ainsi des lieux qui hésitent entre l’ici et l’ailleurs, entre la promesse d’un immédiat qui vient combler notre besoin de présence et la quête plus incertaine d’une parole qui résonne en écho et semble faire « monde », un monde qui surgit tout seul et vient nous surprendre. Identifié à une épiphanie, le lieu poétique est au carrefour de nos existences. La multitude des lieux qui nous environnent, du plus près au plus lointain, sont redevables de notre seule capacité à reconnaître leur obstination à exister, de l’herbe des talus à la vague qui lèche le pied des rochers.

Mais il arrive que le paysage se dérobe, à la manière de l’horizon que l’on croit toucher. Tel un chant que l’on ne saisit pas, la parole du lieu est toujours menacée de s’éteindre, et si les lieux s’accordent à la célébration, il faut se retirer pour en mesurer le prix, celui de l’éphémère. Nous sommes interrogés par le lieu lui-même, par son énigme qui demeure malgré tout et nous possède. À la fois offert et refusé, il ne saurait nous appartenir.

Ainsi se pose la question du lieu qui nous confronte à notre rêve d’un séjour à fleur de terre, alors que tant de chemins nous attendent : « Où est mon pays ? * » Aucune réponse ne saurait être définitive, même celle de la poésie. À la recherche des traces laissées en soi par le passé, elle est devenue lieu de passage, mouvement ouvert à l’entre-deux. L’hospitalité offerte au passant, « habiter » est alors le maître mot du poème.

* André Frénaud, Il n’y a pas de paradis, Poésie/Gallimard, 1967.
Alain Fabre-Catalan


Genius Loci - Parc de Pourtalès


L’AIR, DEHORS DEDANS
(Comment oublier le peu ?)


à Philippe Jaccottet


Ne pas voir cela du dehors. Ce ne peut être un spectacle,
c'est ce qui est réellement, vécu, traversé, le secret que l'on habite,
auquel on ne peut être extérieur. Quand on est dans le corps,
au cœur du monde – non plus un regard, même quand on regarde, 
le regard est pris dedans. Prisonnier, alors seulement
on vit, non pas quand on est détaché.

Philippe Jaccottet, La Semaison, carnets 1954-1979 

Dans la maison, ce soir, seul non seul, je note ces mots : ... et comme ces paysans... à qui je rendais visite la fin d'après-midi l'hiver et qui n'allumaient la lumière (coûteuse, mais aussi brutale, indiscrète) qu'au tout dernier instant, lorsqu'on ne voyait plus les yeux de celui qui vous parlait. Et qui souvent nous parlait de l'origine des mots.*

Il y a encore un peu d'air, un peu d'oubli, un peu de peu à habiter, un peu de lumière, d'ombre ou d'obscurité, une grammaire d'origine, resserrée au tout dernier instant du jour.

L'air est alors la vie silencieuse qui nous accorde au-dehors, resté proche, même si dehors il est le plus souvent absent à nos yeux, qui nous accorde au-dedans, à nos yeux, l'air doux ou cinglant, l'air est la vie invisible de la vie, l'air reste malgré tout au regard, l'air reste inouï au regard, trouée de lumière, d'ombre ou d'obscurité, insaisissable encore le traversant.

De jour, de nuit, d'une certaine joie, d'une certaine absence soudain, l'air nous reste... (le mot est illisible) ..., comme une question : que reste-t-il ?

Que nous reste-t-il ?

L'air du dehors. L'air du dehors reste au-dedans, comme un jour recommencé, comme une nuit recommencée. L'air reste, ici et là, malgré notre inattention à la lumière, l'ombre ou l'obscurité. L'air reste une trouée au bord de la maison, tout contre, et sur le chemin, à la lisière du chant, nos yeux cherchent l'air pour le toucher, même aveuglément, même éperdument. L'air nomme silencieusement la maison.

L'air est un, nu, dehors dedans. Il est à la lisière.
Le prendre. Mais comment sans pouvoir le toucher ?
L'air s'absente à nos yeux, sans être vraiment absent.
Comme l'oubli, comme le peu, il est un pays habitable avec peu de lumière, d'ombre ou d'obscurité.

Avec l'air, la maison est dehors dedans, traversée.

Nous nous replions, mais nous en revenons toujours à l'air. Qu'un peu d'air vienne à nous manquer, viendront à nous manquer la lumière, l'ombre ou l'obscurité, peut-être l'origine des mots dans la maison.

Valère Novarina
Jean Gabriel Cosculluela


Genius Loci - Parc de Pourtalès