Juin 2016 - N° 125
"Mystères"
Jacques
Goorma
LE RIRE
DU RENARD
Tous ces mots ne
sont que des bribes soutirées au mystère par une ellipse. Sur la page et parmi
ses interminables couloirs, le visage entrevu, traversé de rafales extasiées,
échappe encore en brandissant sa torche d’ombre. La pensée est un rêve. Elle
disparaît quand on s’éveille. Le poème vit d’une lacune. Il tient, serré dans
son poing, un fragment de l’énigme.
En dégringolant sur la page, le
mince sentier ruisselle en moi dans un espace sans contours. À tout moment, il
peut se perdre dans les brumes inattentives. Parfois, il s’envole, élargissant
la voûte de sa nage. Parfois, éblouissant les doutes, il explose en plein ciel.
L’écriture touche alors à son terme. Le chemin parvient à sa fin. Parce que je
l’ai emprunté, il m’a pris. Il m’a raconté et m’a remanié dans son récit. Il ne
m’a jamais attendu, mais il m’a trouvé. Et aussitôt m’a rejoint comme si je
l’attendais depuis toujours. Sans cesse, il redit ces quelques mots. N’oublie
pas, n’oublie pas ces quelques mots. Chaque instant qui passe, se passe aussi
dans l’infini. L’extase du poème excède toute attente, déborde tous les
dictionnaires et se tient dans la surprise et l’exactitude du ciel.
Le mystère a de l’avenir.
Et nous usons ces quelques mots, entre nos yeux, nos doigts, nos lèvres.
Parfois, nous lançons ces petits cailloux noirs pour les faire ricocher sur l’eau
blanche et atteindre, peut-être, l’autre rive. Mais nous n’en savons rien, car
chaque regard change l’eau de la page.
Le silence est mystère. Qu’une parole le touche, il disparaît. Et pourtant, inlassablement, la branche salue son maître, le vent. Le mystère commence ici. Si vous m’arrachez la face, vous serez étonnés de trouver un visage bleu, impassible et transparent. Un vide sensible à travers un regard limpide. Cherche-t-on à percer une fenêtre ouverte ? La grâce est peut-être le suspens de l’esprit devant l’incompréhensible, car le rire du renard nous apprend qu’il n’est pas de liberté sans mystère.
---
Walter
Helmut Fritz
Mein Lesezeichen
war gestern ein Grashalm,
vergänglich genug
um in der Erinnerung
zu glänzen, zu erzählen
von einem Weg,
der weiter schwingt
in diesem Gestöber von Licht,
das unablässig
die Dunkelheit rodet.
Mon
signet
hier fut un
brin d’herbe
assez
éphémère
pour dans le
souvenir
resplendir,
pour dire
un chemin
qui
continue à
vibrer
dans ce
poudroiement de lumière
qui ne cesse
de
défricher la
ténèbre.
Traduction :
Maryse Staiber
---
Pierre Zehnacker
LE MYSTÈRE
Prête-nous ton
indifférence, multiplie les signes
qui nous éloignent du
repentir, et laisse-nous
aimer le mystère qui se
perpétue dans le pays
dont nous rêvons – fleur
dépouillée
de l’obscurité de nos
craintes.
Elle est de nouveau dans
cette ombre derrière toi,
où s’attarde un
rayonnement d’inquiétude,
la douceur de ce vin que
tu n’as pas bu,
souvenir qui se
désagrège, à mesure que
tu veux le ressaisir,
car la mauvaise conscience
te coupe dans ton élan –
et la seule parole
que tu puisses adresser
à la nuit fut celle
que tu étouffas
alors : « Je t’ai aimée pourtant. »
Et si tu demandes :
« Où vit-elle à présent ?
Qu’est devenu son
visage ? »
tu te retrouves de
nouveau dans cette gare vide
où tes pas résonnent d’une
sorte de regret fortuit,
sans que personne ne te réponde.
sans que personne ne te réponde.
---
Décembre 2015 - N° 124
"Musiques"
Denis Leypold - Dans l'atelier du luthier |
Sylvie le Scouarnec
FÜR ADA
deine musik fließt in den spiegel hinein
während deine augen sich schließen
erwuchsen landschaften aus dem eden
und dein antlitz erstummt vor dem spiegel
so leise dass ich aus deinem schoß entstehe
und trinke aus deinen worten
die liebe deiner herrlichkeit
wie still ist deine musik
die wie mein herz die erde umkreist
irrt leise um den globus
hört auf den wind
schließt die augen eine weile
und dann wird sie auferstehen
denn ihre klänge erblühen jenseits des todes
POUR ADA
ton chant traverse le miroir
lorsque tes yeux se ferment
s’élèvent des paysages du jardin d’Eden
et ton visage se fige devant le miroir
puis tu renais du fleuve empourpré
si paisible que tu me donnes la vie
et je bois tes mots
l’amour du merveilleux
qui fait battre mon cœur autour de la planète
écoute le vent
ferme les yeux un instant
et puis ta musique renaîtra
car sa mélodie refleurit au-delà de la mort
---
Fabrice Farre
PARTITA
Je rentre…
Je rentre : j’ai fini de sortir
d’accabler mon sort
aux lignes de bus, seuls
méridiens de la perspective.
L’imaginaire mélopée de la radio
traverse ma cuisine, loin
de la ville, loin des murs
dans ce lieu de quelques
centimètres carrés où l’itinérant
reste parfois attentif à ce qui ne se passe pas.
Passe, passe la main…
Passe, passe la main – l’oiseau furtif dans le bleu,
l’harmonica scintille pour répondre aux signes
étranges, à la fois noirs et blancs selon qu’ils sont
vus par mon père ou moi-même. Quelqu’un heurte le seuil
de notre jardin, le sol frappe sourd, jusqu’à nous,
l’année aura tout donné. C’est à nouveau la voix
issue de l’instrument que le père a avalé désormais ;
tous les graves sont en lui, les aigus pour les formes
sur nos têtes. Les bras massifs sont passés par
le tricot de corps blanc, et le père a oublié de mourir.
---
Laurent Bayart
MUSICALITÉ I
Que dire des mots qui vont glisser sur les phrases ? Souvent, on loue leur musicalité, la douce mélodie du froissement des verbes, les percussions des adjectifs, les basses des points, les envolées (lyriques) des virgules, les trompettes des superlatifs, le cui-cuitement des terminaisons, les aigus des mots un peu précieux, maniérés. Jouent-ils de la musique tous ces mots que l’on répand sur le papier ? Parfois, lorsque le silence veut bien dérouler sa partition, on peut percevoir – en effet – le couinement d’un air ou d’une chanson. Il suffit alors de bien prêter l’oreille. Dans le fond, l’écrivain et le poète sont des chefs de chœur qui dirigent une « pléiade » d’artistes, ou plutôt de musiciens. Les mots ont souvent l’oreille très musicale. Et ça peut s’entendre à l’écrit, mais aussi à l’oral. Les deux vont de pair. L’écriture est une manière de composition. Constamment rester sur le qui-vive, au diapason d’une inspiration qui vous pousse et vous fait jouer à saute-mouton au-dessus d’une fosse. Celle de l’orchestre, bien entendu...
MUSICALITÉ II
En roulant sur ma bicyclette, j’entends les instruments à vents me faire une sacrée aubade. Ils soufflent gaillardement devant moi dans le téton de l’embout de l’instrument. À telle enseigne, que j’ai toutes les peines à avancer. Pour ma part, cycliste, je préfère avoir les instruments à vents dans l’échine. Mais, pas de chance, les trompettes, clarinettes, saxophones et autres comparses font le gros dos en face ! Je zigzague mais évite de poser pied à terre. Ça tombe bien : il y a une clef de sol.
---
Maryse Staiber
ZWISCHEN STIMME UND STILLE
fast ein Haiku in „Triphonie“
Stille und
tiefere Stille wenn
die Grillen zögernd verstummen
Alles isch still
un stiller noch wann
d’ Griggerla fàscht ufhäre tien
Silence
silence plus profond
quand les cigales hésitent
---
Jacques Tornay
À PIED D'ŒUVRE DE MES ENVIES
Certaines fois mon cœur bat hors de moi
comme si nous faisions chambre à part.
Il s’évapore dans un effluve musical,
rôde où il veut, change d’escale et me revient
ainsi que trois couplets font le tour du globe
puis rentrent au bercail.
Alors je vois animé ce qui doit l’être
dans ma sphère immédiate.
Je cède au parfum rouge des rencontres propices,
me balade à pied d’œuvre de mes envies
et m’abandonne à celle qui me surprend le plus.
Un murmure familier vers moi se faufile dans un
faubourg où jamais pourtant je ne suis allé.
J’entends un peuple rire comme on reboise une plaine.
Quelqu’un ranime la mission des boutons d’or.
La poésie de la nature donne à chacun d’entre nous
une physionomie conciliante.
Les craintes qui affligent sont vidées sur fond de tarentelles.
On se raccommode avec les autres autant qu’avec soi-même
à la façon des rivages étrangers
autour d’un océan qui enfin trouvent un terrain d’entente.
---
Stratis Pascalis
ODE À LA CRUAUTÉ
Je veux devenir humble
Comme le faucon, le vautour et l’aigle
Clouer ma victime avec fureur
Sans les scrupules d’une âme noble
Planter mon bec fermement dans l’ennemi
Sans supériorité
Sans devoir toujours pardonner
À l’arrogance
Je cèderai à mon instinct dignement
Acrobate des nuages
Docile exécuteur
De ma propre loi
Ma seule supériorité sera la hauteur
D’où je calculerai
De mon élan la force
– Hermès que rien ne retient !
Stratis Pascalis, Saison de Paradis, Al Manar, Paris, 2013.
Traduit du grec par Michel Volkovitch.
ODE AN DIE GRAUSAMKEIT
Bescheiden will ich werden
wie der Falke, der Geier und der Adler
festnageln meine Opfer voller Grimm
ohne die Skrupel einer edlen Seele
den Schnabel heftig schlagen in den Feind
ohne Überlegenheit
ohne der Arroganz
zu huldigen
Folgen will ich dem Instinkt
Luftakrobat
gehorsam vollstrecken
ureigenes Gesetz
Einziger Stolz die Höhe
von der aus ich die Kraft des Absprungs
mir berechne
Hermes – unaufhaltbar
Emma Guntz : Versuch einer Übertragung nach der französischen Übersetzung von Michel Volkovitch.
---
Dominic Deschênes
DANS LE FRIMAS DE NOS TENDRESSES
I
Nos vies de ponts rompus
Ne s’élèvent plus
Jusqu’à notre bonne étoile
Des gestes imperceptibles
Cimentent à peine nos cœurs
Dans le frimas de nos tendresses
Nul besoin d’une bourrasque
La plus petite bise suffit maintenant
À renverser le château de cartes
Où nous avons trouvé refuge
II
Peu importe combien de nuits
Nous avons passé à tromper l’absence
Devant une tasse fumante
Notre bonheur reste fragile
Comme une feuille de thé
III
Je pourrais rester là
À attendre que ton rire
Rejaillisse du fond des âges
Jusqu’à ce que la neige
Et mes vêtements se fondent
En une même blancheur
De commencement du monde
La patience colérique
Est une vertu que je cultive
Denis Leypold |
---
Juin 2015 - N° 123
"Jeux"
Elham Etemadi & Germain Roesz |
Germain Roesz
AU RÉEL SA MUSE
Un saut
dans la nappe crayeuse
et
un cri
et
un dé jeté
convoquent
le désir
Une corde encore
et
un manège
dans le ventre d’un cygne
et
un berceau et des cerceaux
un clown
un rire et une palabre
qui bégayent
Sais-tu la vie qui se joue ?
te déjoue te met en joue te joue
au jeu dangereux
de l’abîme désordonné ?
Quelles épaisseurs à jouer
sa vie
dans la tangence des victimes
et
des éclats ?
Tremblement de la cheville
tu guerroies c’est comme un jeu
tu mets en joue
le gamin en face
de l’autre côté de la rue
de l’autre côté de l’abîme
tu tires
un enfant s’écroule
sans un cri
sans nom
c’est un jeu de quilles où tu souris
sans savoir
sans plus savoir l’humanité qui était en toi
---
Eva-Maria Berg
eine frage des spiels
ist es ein spiel
wenn das kind
groß genug
den regeln
zu folgen im
uhrzeigersinn
an die reihe kommt
die figur vorwärts
rückt eine andre
rauschmeißt oder
aussetzen muss
ist es ein spiel
als erster
im ziel vor all
den verlierern
hurra zu schrein
ein richtiger sieger
oder geschlagen
zu werden so
klein gemacht
dass es keiner
mehr sieht
das alte spiel
um die wette
das alte spiel
mit blassen lippen
versteinert der schrei
zum jubel im ziel
der sieger allein
---
Emma Guntz
SPIELEN
Drei Variationen
I
In der Ecke mit geballten Händen steht das
kleine fremde Mädchen Magerkatze die gestreichelt
werden möchte lasst sie mit uns spielen ruf’ ich
bald sind es zwei, die abseits stehn
wer einmal aus der Reihe tanzt…
II
Kein Gewinner kein Verlierer
wenn ich weißen Sand
durch meine Finger rieseln lasse
und Schneckenhäuser Muscheln bunte
Steine zu Mustern füge die Wind
und Flut verwehn…
III
Einer hatte am Sandkasten gespielt
Flaches und Rundes geformt Städte und Dörfer
aus kleinen Steinen aufgebaut mit Lebewesen bestückt
am siebten Tag beschaute er sein Werk befand es
nicht nach Wunsch und er verwischte
alles mit einer leisen Drehung
seiner linken Hand…
---
Jean-Paul Gunsett
JEU DE HAÏKUS – HAIKUSPIELEREI
« Oh, un jeu d’enfant ! »
Mais cela ne veut pas dire :
« Un jeu pour enfants »…
Quand « rien ne va plus ! »
les jeux sont-ils vraiment faits ?
Allez donc savoir…
Pour jouer, je tends
un siège à ce pain.
Le voilà… rassis…
„Ach! ein Kinderspiel!“
Was nicht heißen soll:
„Ein Spiel für Kinder“…
„Mensch ärger dich nicht!“
Im Leben ist verlieren
oft auch nur ein Spiel…
„Hör’ auf mit Spielen!“,
hat man dir wohl oft gesagt…
Warst du schwerhörig?
Bei Arps Wortspielerei
„Weißt du? Schwarzt du?“
Käm heut’ wohl „Grünst du“ hinzu!
---
Man Ray - Le Grand jeu n°1 |
Anne-Marie Soulier
À TOUT SONGEUR, TOUT HONNEUR
Elle n’avait jamais connu ce genre d’Œdipe, mais succomba à son charme suave, à sa personnalité soi-distant hors du coma. C’était pourtant le chétif du village, il faisait partie de ces gens qu’on n’a aucun mal à déduire.
Et ce fut un mariage comme bien d’autres, avec un sévice dans la plus stricte intimidée (elle avait un bouquet de roses très mièvres), pour le malheur et pour le pire. Leurs parents leur offrirent un écrin géant pour leur cinéma.
Bientôt on la vit tomber sainte, tandis qu’il se contentait d’un serre à l’estomac.
(Oh, ils sont déforcés depuis longtemps).
*
Moi, j’aime les mots qu’on ne trouve que dans les lèvres. Écrire, c’est relire des mamans d’amour.
Il faudrait casser les relations de chose à reflet (lézards irrités de nos pères, leurs manœuvres de réduction, etc.). Prendre une année sympathique, à la gare comme à la gare ! Se laisser métamorphoser au fil des gens…
---
Maryse Renard
CE QUE LA SOUCHE
sans reflet de ciel
une fondrière
traversée d’immobile
enlisement
le noir ronge l’humide
cœur de la souche
enlisée
désastre calciné
la rive s’efface
seuil désert
se prolonge en soi
la faille la même
dérive fascinée dans l’ombre
muette indéchiffrable
au-delà du noir
où le feu contre la boue
rougeoie étouffe dure
l’obscur sans borne piège
le regard dévale au-delà
mouvance abandon
au jamais dit qui ne peut se dire
le feu archaïque la trace première
noir excès de silence
un cri sans voix le vide
le même dévore le peu d’être
mémoire miroir contrefait
écho sourd
appartenance pressentie
surgissement du corps archaïque
dans une échappée
de temps entremêlés
---
Pierre Zehnacker
LE DÉSIR DE VIVRE
Ce qu’il nous faudrait pour vaincre
n’a plus de mémoire
nos mains nues à contre-jour
et l’on ne sait qui
s’effraie de tant de ciel
Comme elle était faible
cette lumière
qui venait jusqu’à nous –
quelle enfance voulut
renaître de nos plaintes ?
Le désir de vivre devrait être
plus clair pour chacun –
mais la nuit la plus profonde
nous parle encore
de notre exil
Et le jour repose sur notre bouche
comme un oiseau de nuit
arraché à son néant.
Elham Etemadi & Germain Roesz |
---
Décembre 2014 - N° 122
"Utopies"
Lucia Reyes : Utopie II |
Pierre Dhainaut
NULLE PART NOTRE LIEU,
MAIS UN POÈME EN EST LA PORTE
Est-ce donc là, cela, une frontière ?
on s’y trouvait peut-être on ne sait
depuis quand, on se souvient à peine
du mot qui la révèle, on dit
« plage » ou « rivage » ou « grève »,
on en guette un écho, qui se refuse :
on sait au moins qu’il faut se rendre,
non pas ailleurs, ici, plus loin.
On croit se rapprocher, on regarde,
on suffoque : tout ce qui passe par les yeux
doit passer d’abord par les lèvres :
on marchera encore afin d’errer,
d’ignorer davantage à quoi ressemble
ce que l’on nomme l’horizon,
il n’y a pas de terme à la rencontre,
ce sont les souffles qui l’inventent.
Au large, déjà au ras du sable
autour des flaques, une courbe après l’autre,
un seul espace heureux, qui tremble,
offert à l’écoute, à l’essor des vagues :
on n’attend pas qu’elles reviennent,
en se hâtant, on obstrue le passage,
on s’interdit de respirer
à perte de vue, librement.
NIRGENDWO UNSER ORT,
DOCH EIN GEDICHT IST SEIN TOR
Ist das da also eine Grenze?
vielleicht befand man sich dort, wer
weiß wie lange schon, man erinnert sich kaum
an das Wort, das sie enthüllt, man sagt
„Strand“ oder „Küste“ oder „Ufer“,
man lauert auf ein ausbleibendes Echo:
man weiß zumindest, dass man nicht erreichen muss
einen anderen Ort, hier, weiter entfernt.
Man glaubt sich zu nähern, man schaut,
man erstickt fast: alles, was die Augen aufnehmen,
müssen zuerst die Lippen aufnehmen:
man muss weiter gehen, um herumzuirren,
um noch mehr zu verlernen, was dem ähnelt,
was wir Horizont nennen,
es gibt keine Begrenzung für die Begegnung,
die Atemzüge sind es, die sie erfinden.
In der Ferne, schon auf der Höhe des Sands,
um die Wasserlachen herum, eine Wölbung nach der anderen,
ein einziger glücklicher, bebender Raum,
dargeboten dem Horchen, dem Heranwallen der Wellen:
man erwartet nicht, dass sie zurückfluten,
eilenden Schritts versperrt man den Durchgang,
man gestattet sich nicht frei
zu atmen, so weit der Blick reicht.
(Traduction : Maryse Staiber)
---
Marc Dumas
I Navigaire d’Universau
L’instant d’uno idéio es un boutiho, que vai laissa lou
port
Vergougnouso o generouso, se bandira pèr mar…
Contairis d’anci pèr navigaire qu’aurien pantaia soun
pourtulan
Pèr miès iè escoundre sei certitudo.
Aguerrido de ressaco, gancihado dei retintoun d’un
raconte
Espelido tre l’erso
rebelado dei mar filousoufalo.
Leis ome de la mar franc lei dóu desert, lou sabloun deis
aigo, leis encadeno
Esclau o presounié d’uno idéio de terro e de pèiro
Mai d’un cop se recataran devers lei ragage de neissènço
Ounte venon s’ensaca lei flour imaginàri
Di fourband qu’an pati la desciso de sei pantai
Dins lou pountificat de tóutei
leis archipelo d’utouopio.
Aux Navigateurs d’Universel
L’instant d’une idée est une bouteille
qui va quitter le port / Honteuse ou généreuse elle se jettera à la mer /
Conteuse d’angoisse pour navigateurs qui auraient rêvé leur portulan / Pour mieux
y cacher leurs certitudes / Assiégée de ressac, agitée par les ritournelles
d’un conte / Née de la houle rebelle des mers philosophales. // Les hommes de
la mer, comme ceux du désert, le sable des eaux les enchaîne / L’île d’une idée
de terre et de pierre / Plus d’une fois ils se réfugieront vers les grottes
marines de naissance / Où viennent s’entasser les fleurs imaginaires / Des
forbans qui ont pâti de la descente fluviale de leurs rêves / Dans l’apogée de
tous les archipels d’utopie.
---
Michèle Finck
UTOPIE D’ÉCUME
Sentir que la mer, son appel lancinant, est mon seul vrai
terreau mélodique et rythmique.
Aimer que, chaque fois, elle me ramène, soudain plus
vivante, à l’origine des sons.
Prendre le pouls de la mer, c’est prendre le pouls du
cosmos et de la musique des sphères. Faire un retour au plus intense réservoir
de sons sacrés du monde.
On le pressent le jour, quand le soleil fait la roue du
paon sur la plage, parmi le marmonnement des vagues, et que l’archet des hauts
mats fait vibrer la ligne mate de l’horizon.
Mais on le sent encore plus à la tombée du soir, quand on
est au bord de l’eau et des ténèbres de l’être, presque dans le noir, et que
l’âme saute à cloche-pied dans le blanc de l’écume pour s’y laver. Alors on
entend le son de la mer en son tréfonds.
La mer est l’utopie de toute musique, de toute poésie.
Même au sommet extatique d’elles-mêmes, elles n’atteignent jamais, quoi ?
– Son flux et son reflux. Sa psalmodie. Sa scansion. Son silence qui tremble
entre deux arpèges sourds de l’écume.
---
Claudine Bohi
FEMME UTOPIE
Pierre ce fut
pierre c’est
cette fatigue de l’éclat
que tu dois à ton corps
femme ce fut cela
être objet du désir
être le sujet
quand ?
au fond de soi partagée
refusant d’être là si
et terrible
fut cette vie
entière soumise
refusée à
pierre
le corps
ce corps qu’on tient
qu’on donne
comme un cadeau
ce corps offert
au leurre
à l’infini de l’autre
à cela qui n’existe pas
corps qui n’est pas au
monde
qui fait semblant
pierre le leurre
et ce qui fut donné
comme un projet
paré enjolivé masqué
exhibé
torturé
renié
corps refusé
par le vrai du moi
que chacune porte
en cette femme absente
et qu’on voile
pour qu’elle existe
---
Lucia Reyes : Utopie III |
Rodolphe Houllé
FEUILLE
Ne
lisant plus
en
attendant le gel
le
livre
de
pierre et de fumée (il est écrit
notre
fuite et notre mort)
Avant
de naître, immobiles comme la terre,
nous
avons appelé nos guides : œil
quand
nous étions racines - mains
quand
nous étions rayons
Nous
avons suivi tes nervures jusqu’à l’automne, et maintenant tu es là,
feuille
au creux de nos paumes, sèche et couleur de vin,
si
assoiffée que tu ne sais plus boire que nos plus noirs flocons
Sur
ta main de poussière nous voguons vers l’hiver : il est écrit notre fuite
et notre mort
La
neige du seuil éclaire ta maison, comment la nommes-tu ?
Tes
mains partent en premier, alors tu sculptes une lampe avec ton front, et tu
écoutes la nuit.
Tu
as écrit une chanson pour l’arbre et une pour la poussière, elles se
ressemblent tant,
on ne les chante qu’une fois.
---
Daniel
Martinez
un air
élyséen
Embroussaillé d’écume
tout un ciel en rumeurs
et les figures que dessinent
une moitié de l’arbre
griffée de mots,
l’autre, d’étoiles
de chevelures perlantes
où repasse la main
source des vents.
Au feu de son image
ni l’ombre moussue
ni la syllabe longue des eaux
ne livreront leurs secrets
dans le vaste étale enlaçant
nos menus savoirs :
grain après grain
ce monde-ci se défait
et le sablier des astres, des
constellations
ouvre une brèche certaine
dans les hautes haleines de la nuit.
L’assemblée des grands pins
rayée d’encre, de lucioles d’air
chavire le regard
réinvente le chemin côtier.
Le visage allongé d’un homme
sur la toile d’un maître flamand
irise la nuit enclose
et, d’échos en échos, on perçoit
le roulement grave
du tonnerre qui se meurt
dans le grand vide du temps.
---
Samuel Dudouit
ÉVANOUISSEMENTS DE
SURFACE
quelque part en
surface
le narrateur un peu
ivre roule d’un bord à l’autre
les bras pleins de
feuillets trempés
inutilisables bons à
jeter
et auxquels il tient
pourtant
comme à la prunelle
de ses cris
sous les couvertures
lourdes comme une neige
et avec juste de quoi
payer la nuit
il avait fallu
s’enfoncer sans rien dire
laisser les verres à
moitié vides
les filles près des
fenêtres embuées
et courir tout droit
dans le sommeil comme des moutons
drive poems arrêtés
sur l’herbe
le soir est dans les
verres qui attendent au comptoir
comme des mots
écrasés sur la bande d’arrêt d’urgence
drive poems dans leur
papier
avec toute la
délicatesse vulgaire
d’une prière autour
de ma chaise
quand le soleil fut
répandu
et toutes les bouches
gavées de leur propre cri
que ne fut plus
audible que le squelette du tonnerre
une sorte de vague
sonnerie à la tonalité de crécelle
assourdie par la
sempiternelle cortisone du temps
en moi répétait son
hi-han
dans les chambres
ensoleillées
qui donnaient sur un
jardin
on pouvait ouvrir sa
tête
le soir avait un
mouvement lent impossible à décrire
la lumière s’installait
dans le cœur
comme l’hirondelle
sous le toit : sans le dire
à force de gratter le
tain
une tache s’était
formée
les mots y tombaient
avec un son de cloche
lointain
ta voix paraissait
blanche comme une neige
dans le fossé du jour
Lucia Reyes : Utopie IV |
---
"Commencer"
Matthieu Baumier
POÈMES
à Gaspard Hons
1
À
l’aventure des aubes dorées
L’or
des pierres taillées soutient le visage
Voilé
des jours d’avant – et dit l’ironie
La
mémoire élimée des harmonies
éloignées
Nous étions la terre abandonnée
et
l’abandon de la terre.
Nous étions l’air corrompu
et
la corruption de l’air.
Nous étions l’eau en sommeil
et
le sommeil de l’eau.
Nous étions le silence du feu
et
le feu silencieux.
Nous
sommes
apparus.
Aux
aveuglements de l’instant
À
l’épopée des dévastations.
Nous
sommes apparus
et nous
devenons l’angle
éteint
de notre cœur englouti.
C’était
l’aube,
L’aube
des aventures dorées.
3
Soudain – il y a
l’éblouissement
des anomalies
le
lacis coagulé des feux de paille
l’écoute
effeuillée des mots, seuls
aux
rivages du son.
amour monde
le
plein vent des horloges
l’ornière
s’étirant
la
faillite des chairs bleuies, sèves sans
amour monde
et
l’initiale illisible de l’homme.
5
Ce
sont les spectres
Ils
se sont emparés du secret des sables.
Des
signes –
égarés
sur la bordure du monde
Ils
ont craché à la figure des premiers ciels
Erigé
des monceaux d’hommes
empilés.
Et
pourtant,
à
l’aurore la terre s’est remise à danser.
Ils
ont osé
Sarcler
des rameaux entiers
Éteindre
les amarres, le tumulte
Des
pierres élevées, verticales, usées.
Usé le socle ancien de la rime de l’air.
Ce
sont les spectres
Et
pourtant,
à
l’aurore la terre renaît étoilée.
6
Nous vivons
aux
murmures d’un sommeil
à
l’écho de rocs
envolés
en lames de sang.
Ce
sont des hommes qui gèlent
dans
la fureur pétrifiée, l’orbe
convulsif
de chênes écorchés –
Le
fracas des ruisseaux secs.
Une
corde de cèdre scintille enfin
à l’orée du commencement des mondes.
à l’orée du commencement des mondes.
---
Danièle
Faugeras
QUATRE PASSAGES
POUR COMMENCER
d’un jour à l’autre – où
la fin ? où le commencement ?
rien que des passages vibrants
haîku, 2007
Il n’y a pas de contours, rien que des passages vibrants
attribué à Paul Cézanne par
Rainer Maria Rilke,
Lettre à Clara Rilke, 9 octobre 1914
EN FACE DU LIT SUR LE MUR BLANC (le kimono
de soie (crêpe violâtre ((le kimono fléchit sur sa barre ((crucifié s’infléchit
ballant mou sur la barre qui l’épaule ((dans le bâillement des pans
(entrebâillement des pans verticaux du parement la doublure (écarlate (son
voile mousseux palpite comme un flux de sang chaud (là où les grandes fleurs
blanches (grandes pivoines du motif prolifèrent (sectionnées par la coupe (ou
replis du drapé ((par la fenêtre ouverte dans le blanc du papier (le papier blanc
du mur grivelé de contre-jour ((fenêtre ouverte (découpe dans le blanc mat du
jour (pénètre en coin rayonne ((rayonnant excepté l’ondulation rythmée (pleins
et déliés d’une ombre ((triple linéament de la
génoise plâtrée sous la gouttière de zinc ((au-delà bien au-dessus (par-dessus
l’accent sombre de la bordure de tuiles ((loin
(par-delà l’ombre circonflexe des tuiles un
trissement continu fait vibrer la lumière (avec elle élucide la pénombre du dedans
MATIN
Dans un blanc
de la lumière le souffle
retenu
reconnu appel
de l’été.
Comme
écho antérieur.
Préfiguration d’inconnus jours à venir.
Instant propice aux dégagements.
Le jour travaille
pour moi.
Je peux quitter
les surfaces.
Dans le noir je m’enfonce et
– sans chute
découlement …
L’espace qui me recueille
me nourrira de rêves
sans images
et sans ombres
: des rêves-mots immédiats
ces accolages
splendides
encastrements de mots
sans ratures ni débats.
J’écume.
Je les ramène sur des bords infoulés
sans hâte les y dépose.
J’ai le temps.
Tout à l’heure
j’aurai rejoint le jour
– à relever
il le faudra
de son avance porteuse
d’horizons.
Pour l’instant je replonge.
---
Jean-Claude Walter
COMMENCEMENTS
Quand tu commences, en haut à
gauche, et que tu t’élances sur cette ligne imaginaire, tu ne souhaites qu’une
chose : que ce mouvement ne s’arrête plus, ou qu’il prenne toute son
ampleur – suspendu dans sa lancée tel le premier élan de l’athlète, les
premiers pas du voyageur, infatigable pérégrin toujours en quête mais tenu dans
le mouvement qu’il anime, pour le porter plus loin. Ainsi de la lente échappée
des mots sur le papier, toujours « en partance » comme écrit Péguy,
dans ce commencement sans fin que dessine ta plume – à peine appliquée que déjà
elle lève son bec, pour d’autres aventures, d’autres mots qui, à nouveau, la
jettent en avant. Cela même qui t’entraîne à frayer cette voie, de gauche à
droite, toujours naissante, ouverte en son élan, sa progression, et, bien sûr,
son inachèvement. Et l’on reprend… Ce qui, en soi, est un acte inconfortable,
pas même une position, à peine une velléité, l’ébauche d’un projet. Oui, ce
verbe n’est pas pour nous déplaire : tenter de dire ce qu’il y a à dire,
et recommencer. Sachant que les
traces de l’encre ci-dessus pâliront, à coup sûr, en même temps que le
jaunissement du papier, et l’usure des mots. Commencer. En haut. À gauche. Dans
le même mouvement…
---
Décembre 2013 - N° 120
"L'invisible"
Jean-Marc Scanreigh |
Michèle Finck
CE PEU DE SONGE, PRESQUE INVISIBLE
Montagnes bleutées du matin tôt de l’autre côté de la
baie, si finement et imperceptiblement dessinées dans la brume qu’elles
semblent de l’étoffe ourlée d’un songe, comme esquissées par le pinceau léger
d’un peintre chinois.
Songes les gréements des quelques bateaux à voiles, à
peine discernables, qui tremblent glissando
sur la surface lisse et miroitante de la mer.
Songes nous aussi, silencieux, presque des ombres, des
fumerolles, assis dans les anfractuosités des rocs, contre lesquels résonnent
les vagues amorties par les algues.
Et songes nos larmes de communion avec le cosmos, qui
coulent, transparentes, sur nos visages apaisés et parfumés d’iode
talismanique.
Puisse le sortilège précaire de cette brume opérer encore
un peu, avant que le soleil du matin ne nous réveille et ne nous révèle que
nous sommes faits non seulement de ce peu de songe, presque invisible, mais
aussi de chair, périssable, et de sang, caillé, écarlate, qui perle goutte à goutte
sur le sable brûlant de la vie, affûtée comme les rochers tranchants immergés
sous la mer.
---
Anne-Marie Soulier
QUE VOIS-JE ?
Quelqu’un s’en va. On s’approche.
On ne sent plus la chaleur.
On ne voit plus les yeux.
Jacques Ancet, Puesto que él este silencio
Il fait si froid ce soir que
tous ceux-là qui passent
ont le regard bleu pâle des
glaciers
le bleu exact des yeux
qui ne me verront plus
Père pourquoi
m’abandonner ?
Comment as-tu pu
m’oublier ?
il n’est pas d’autre plus
jamais
il n’est pas d’autre jamais vu
Toi dont la jeunesse violente
m’a désirée sans me connaître
m’a délivrée de l’en-deçà
pour me faire don de la brèche
et des bras tendus des errants
voici que les bonds de mon cœur
ne t’inquiètent plus
ne te manquent pas
et je pleure en tournant la
tête
nappe lente sueur suaire
sur mes joues défardées
d’orpheline
petite fille d’Egon Schiele
sa robe délavée
ses yeux écarquillés sur les
désastres à venir
puisque nos vies sont
interstices
entre des fragments illisibles
brûlures où bégaient
ruines
mais les ressauts de la mémoire
et l’haleine des parenthèses
nous aident à fermer les yeux
nous bercent de semblants
d’enfance
dans le vent véhément
nous chuchotent des peut-être
entre deux rives douloureuses
nous regardent grandir
timides et blottis
dans la vigueur de l’invisible.
Sylvie Durbec
ÉTOILE FILANTE
Étoile filante
cette nuit
dans la fenêtre ouverte.
Et alors ?
Rien.
Donne-moi de la beauté.
A dit ma mère avant de mourir.
Et dans le cloître sans dieu
sa présence tourbillonnait
comme foudre.
Elle, l’invisible.
---
Germain Roesz
OÙ COURIR FRAGILE
Dans la puissance furtive
l’espace cadenassé nous renferme
croyant que sortir suffit à la vérité
justement dans le champ clos de l’inaperçu
un vol toujours en alerte
un abîme dans le creux du précipice
chaque pas sur l’air dense
chaque pas dans la boue opaque
avance en aveugle comme une pluie déroutante
Le corps dans le corps fait son linceul
une fourmi porte autant le sens dans sa
trajectoire obstinée
toi dans le désir le tournoiement des paraboles
inertes
tangue l’affairement inutile
troue le chemin de ces passages infinis
épargne encore la liesse invisible
dans la paume ensanglantée
une fleur blanche
et une araignée qui sourit
L’énigme survit à l’énigme
et fait un mystère dans la crue du ciel
le regard ne suffit pas
ni le mot
ni la forme
ni la croyance
ni la raison
l’alliance est profonde
dans la montagne à l’envers
Une main qui cherche sa main
la nuit si noire
l’orage si fort
ce mur qui recule
cette pierre froide
cette encre suave qui t’enveloppe
le lierre court le long des jambes
recouvre le corps
le vent se lève
Un pli dans le repli
une brisure qui craint le gel
rien ne précise l’envie de rire
quand la voix se casse
dans les aigus du fleuve
une cascade d’épines
rouge d’aubes encerclées
couronne de tremblements
dans la ruelle où tu cours
---
Jean-Pierre Verheggen
INVISIBILITÉ
Car
question mort, on l’aura lu ici et là, j’angoisse,
je trouille
à mort !
Non pas
que je la vois venir à l’ancienne, la Camarde,
avec sa
longue cape funéraire
et sa
grande faux, pour nous faire couic cabèche
en nous
coupant la chique en moins de cinq secs !
Avec son
excentrique faciès, réduit à l’état
de
squelette ricanant,
conduisant
son attelage ramasse-cadavres
en fouettant
ses mazettes hue bourrins
et autres
canassons d’enfer !
Non,
voyez-vous, c’est sa modernité
– que j’imagine technologique ! – qui me
fiche la pétoche !
C’est son
invisibilité, grâce sans doute aux ondes létales
qui la traversent
de part en part, qui me serre la gorge !
Cette
archaïque faux – j’en suis convaincu ! –
elle l’a troquée
contre un échenilloir
à bec de
perroquet, un sécateur géant,
muni
d’une rallonge télescopique et télécommandée à distance
qui lui
permet d’atteindre, quand bon lui semble,
jusqu’au,
– admettons, le quatorzième étage
d’un pacifique
immeuble ! – tout quidam
penché à
sa fenêtre pour prendre l’air !
Ah !
Recouic ! Rasibus lui aussi !
Sans
autre forme de procès !
Bref !
De charretière ordurière, la voilà
devenue
jardinière émondeuse embusquée,
au guet,
cachée dans notre potager
ou dans
quelque square urbain
pour
désigner un promeneur de son choix
à
raccourcir d’une tête !
À la
casserole, mon petit vieux, ma petite vieille !
Bien sûr,
on mettra l’affaire – si banale ! –
sur le
compte d’un A.V.C inopiné,
d’une
brusque attaque cardiaque
ou d’une
thrombose qui vous transforme la trombine
en
sous-momie de Toutankhamon !
Alors que
c’est Madame Invisible
qui, dans
l’ombre, a encore frappé !
Ah !
La fumier ! La sale bête ! La salope !
Jean-Marc Scanreigh |
---
Juin 2013 - N° 119
"Fêtes"
"Fêtes"
Matinée littéraire au Münsterhof à Strasbourg pour les 30 ans de la RAL |
Jacques
Tornay
PLEIN ÊTRE
Si indomptables sont nos désirs
qu'il faut la mort pour les briser.
Parce que la nature est vive,
le cœur endurable, les accents toniques
et nos jambes les aiguilles d'une boussole en
marche.
On se dresse devant l'œuvre à faire
habité d'une foi aveugle
autant que l'échelle déployée verticale
s'appuie sur la force de l'air.
L'obstination de l'arbre est un exemple à suivre,
de
ses racines jusqu'à son faîte.
Nous soutiennent pareillement les inflexions d'un
oiseau
levé avant l'aube, le bel or des forêts destiné à
l'automne.
Au printemps, les bribes de peau que laissent
entrevoir
les habits de nos compagnes dans les jardins
annoncent
les
plages de l'été.
Les framboisiers du Caucase continuent de grandir.
Il n'est que d'
être
où l'envie nous saisit,
comme
si la lumière
avait choisi le lieu où
l'on est
pour
bâtir sa maison.
Croise tes doigts dans le
noir
La grâce est inépuisable.
Un clin d'œil la multiplie.
Pose l'objet qui te pèse.
Vois les nuages, ils se débrouillent par
eux-mêmes,
leur teint somnolent emprunte au papier vierge
sur lequel on hésite à mettre on ne sait quoi,
des mots muets au bout du compte, et la blancheur
de
la feuille est sauve.
Écoute le vent s'agiter. Il tressaute, recule
va impromptu ventre à terre comme se démène
un quidam à la recherche d'une rue
dans une métropole étrangère. À propos,
jusqu'où descendrait le livre qui te tombe des
mains
si aucun sol ne le retenait ?
La rondeur non plus n'a pas de fin.
Les
nuits rêvent debout.
Croise tes doigts dans le noir pour espérer
l'éclaircir.
---
Eva-Maria
Berg
fest des tages
im
paradies / gab es kein fest / zeitlos schön immer / lebens fülle nie ende / niemals
hoch genuss / kein grund zu feiern / immer gleich die stimmung / ohne
schwankungen bis / plötzlich alles ausgeschlossen / vertreibung und geburt der
stunde / geburt des ersten menschen / kindes geburt / des wortes poesie /
sehnsucht nach paradies / erweckt nach dem / verlorenen glücksgefühl / im sog
von zeit druck eile hast / jede minute notgedrungen / wäre da nicht der
augenblick / vom ersten wiegenfest / verbleibend erinnernd / freude über freude
/ ein fest das dasein / nunmehr teilend / mit anderen zeit- und / leidgenossen den
sterblichen / vor dem vergehen / das leben noch / ein leben lang / zu feiern
jeden tag / aufs neue
FÊTE DU
JOUR
au paradis / jamais de fête / toujours intemporelle la beauté / la
vie remplie sans fin / nulle volupté / nulle raison de fêter / l’humeur
toujours égale / sans variations jusqu’à / l’exclusion soudaine / expulsion et
naissance de l’heure / naissance du premier homme / de l’enfant la naissance /
du mot poésie / nostalgie du paradis / après l’éveil / bonheur perdu / dans le
tourbillon du temps pesanteur précipitation hâte / chaque minute forcément /
s’il n’y avait pas l’instant / du premier anniversaire / demeurant dans le
souvenir / joie et plus que joie / une fête l’existence / désormais la
partageant / avec d’autres contemporains / compagnons mortels de souffrance /
avant de disparaître / la vie encore / toute la vie / la fêter chaque jour / à
nouveau
---
Jean-Paul
Gunsett
FESTE SCHWINGEN
feste feiern
wie sie fallen
wie sie gerade
oder auch ungerade
oder gar daneben fallen
egal jedoch
ob sie gut oder schlecht
gefallen
bloß liegen lassen
da in diesem fall
du vielleicht
im dreiviertel
oder sonst einem takt
ganz hoch
das tanzbein kannst lassen
schwingen
ja
feste
schwingen!
Maryse Steiber & Jean-Paul Gunsett |
Jacques
Goorma
À
NOUVEAU
extraits inédits
À la fête
Des bulles montent
du cœur
à la tête
À l’enthousiasme
Inutile que le vent souffle
si les voiles sont pliées
À la jubilation
L’âme se réjouit
dès qu’on l’approche
voilà la joie
Au nouveau-né
Poème
parole encore humide
du silence
Au
lamento
La plainte
agrandit la plaie
Au refus
Dis-moi quel est ton refus
je te dirai quelle est ta souffrance
À la désolation
Si ta solitude est sans plénitude
tu n’as qu’un manque à partager
À la différence
Pas de tristesse sans histoire
la joie n’en a aucune
À la préférence
Tendre l’oreille
plutôt que la joue
Au poème
Pierres bien choisies
rendent
le ciment inutile
---
Des masques
Le texte se dévoile pose sa main sur nos visages le texte sait et ne
sait plus comment le miroir se teinte de noir comment ne pas se reconnaître et
le monde vient dans une terreur tenace les yeux se brouillent la main croise
l’esprit vient sur une peau de papier ainsi de la réponse qui démasque l’orée
du sens
squames d’or
ciel étoilé
sorcières dans le ballet d’écume
et
dans le treillis du regard
chevauchent des ombres
oh temps sauvages
décapitent les âmes
volent les songes
quelques yeux malades
se cachent les tyrans
macabres sourires
Syrie d’azur
mordent les cadavres
oh réalités
l’outrage
puissant dans l’outrance
masques des aveugles qui ne voient pas
femme couchée
dans les escaliers du métro
loup de retour
où comment se cacher du voir
montre son vrai visage
Le texte mélange serre les incertitudes les écarts les distances le
texte broie le noir dans la lumière se donne l’horizon imperceptible où je
cligne des yeux voir la peau surgie en ton regard si loin de l’amour
urnes électroniques où se cachent
fadeur de la distance et de l’éloignement.
et
tu poses un bulletin sans couleur
une peau sur une peau
comme corps sur corps
amoncelés
pantomimes ficelées
qui s’arrachent des mimiques
farce du voir sans être vu
peut-être bien que les vidéos de nos surveillances
généralisées
sont les masques d’aujourd’hui
y a-t-il des gens derrière les tables de
contrôle ?
je mets ma main sur mon cœur
j’écoute ma main puis mon cœur
j’écoute mon écoute et dans le naufrage
j’entends un corps qui se soulève qui se révolte
lumière en pleine lumière
et nuits en pleine nuit
conjuguées
je viens mes ciseaux au ventre
coupe la chair morte
tranche la plaie sèche
reconstruis une parure
autre que celle à laquelle tu es soumise
une pierre tombale
couvre
comme visage du temps
l’ultime visage de toi
chaque inscription rappelle et te perd
chaque mot couvre et te cache
et te délivre
bas les mots bas les masques
Dans la rue les slogans font rage et le texte n’en
saisit qu’un fragment
la masse camarade est une mascarade laisse au
vestiaire tes vieilles rengaines
le monde nouveau n’est pas pour demain laisse
au corps faire son écart
le réel est trop fini pour qu’il ne dise pas les
oripeaux de la peur
ce pas de côté n’est pas un autre visage que tu te
fabriques
le visage envisage l’un et l’autre des passages
des visages
accoudés aux parois de verre
sourires pleurs grimaces
thrènes blancs
dans l’infinie souffrance
je ne connais qu’un lieu où les masques sont
impossibles
ce seuil où je me tiens dans une nudité qui se
recommence
Le texte contredit les écarts les brutalités le
texte annonce ce qu’il ne comprend pas
Gaston-Paul Effa
MASQUES
La première fois que
nous nous regardons dans un miroir, nous ne nous ressemblons pas.
Les visages ne
sont pas les hommes.
Les visages masquent
ce que sont les hommes.
Les visages sont
les masques des hommes.
Ils se promènent à
leur place et vivent plus longtemps qu’eux, car ils portent sur eux plus
d’histoires que les hommes. Ils connaissent la pluie, le vent, la tempête, le
soleil, la lune, le bonheur, le malheur, l’espoir et le désespoir, la musique,
les pleurs, la mort et l’amour.
Les masques sont
des demeures à mémoire. Ils sont le reflet des êtres et des choses.
Chaque être a
plusieurs visages. Lorsqu’un enfant naît, il porte déjà sur ses visages tous
ceux de l’humanité qui l’a précédé. Nos visages ont l’âge et le sexe des
humains qui nous ont précédés.
Chaque jour
l’espace qu’occupe l’ombre de chaque visage diminue.
L’homme met toute
une vie à retrouver son premier visage. D’ailleurs, le retrouve-t-il
jamais ?
Qu’est-ce qui se
tient sous le masque ? Une identité ou une ombre ? Nous sommes perdus
sous nos visages. Nous sommes en exil sous nos visages. Mon rêve
familier ? Retrouver ce qui se tient là, dans l’espace où le temps se
rétracte.
Le masque cache
des sanctuaires en nous, des ermitages, des pèlerinages.
Le masque cache le
visage perdu, la première parole égarée sous les yeux immenses du paradis ou de
la mère séparée, juste après la naissance.
Rien d’étonnant si
la langue hébraïque dit « panim », les visages.
Derrière les
visages, c’est la chair sanglante qui hante. Ils sont les reliquaires de la
vie, les enseignes de l’oubli.
L’enfance est une
vie antérieure qui dépasse celle de la mère, du père, du grand-père, c’est le
véhicule pour retrouver la voix perdue des ancêtres.
Chaque visage
masque le chemin et demeure une halte du souvenir.
Reflet qui ne
ressemble à rien, tel est le visage de chacun.
---
Alain Hélissen
À NOS MASQUES MANQUÉS
Nous avançons masqués. Pas affublés
d’un masque de carnaval ni d’un quelconque masque de carton pâte posé sur le
visage à l’occasion d’un rassemblement festif ou d’un défilé revendicatif.
Nous avançons masqués dans notre
chair même, masqués d’une peau nous recouvrant tout entier, des orteils
jusqu’au sommet du crâne, cheveux compris.
Masqués comme habillés alors même
que nous sommes nus.
Nous vivons masqués. Cela, je
l’avais pressenti depuis longtemps, mais en le considérant plutôt comme une
métaphore, illustrée encore par cette expression populaire : « vivre
dans la peau d’un autre ». Et puis, un jour, le pressentiment s’est fait
certitude. Ce fut en soulevant le couvercle du cercueil qui contenait le corps
d’une proche parente, récemment décédée. En découvrant son visage je demeurai
stupéfait. Je ne le reconnaissais pas, lui, ce visage si familier que j’avais
côtoyé presque tous les jours des années durant. Il était devenu le visage
d’une autre, d’une étrangère. En faisant part de mon choc visuel à deux témoins
de la scène, les filles de la défunte, l’une d’elle me dit : « C’est
normal, avec la mort les peaux se relâchent. » L’autre témoin remarqua que
la morte avait pris le visage de sa mère. Ne l’ayant pas connue, je ne me
prononcerai pas sur cette métamorphose troublante. Mais je gardai acquise la
conviction que la vie revêt un masque que seule la mort vient retirer.
Peut-être aussi, mais de façon moins spectaculaire, le sommeil modifie-t-il les
traits du visage ?
Nous vivons masqués, peau tendue.
Forant plus loin, le masque ne me paraît pas figé mais animé, se modifiant au
gré de nos expressions, elles-mêmes tributaires de nos ressentiments tout au
long des moments que nous vivons au quotidien.
Peau et chair modelées, pas
seulement par le vieillissement du corps, mais par notre façon de réagir à
notre environnement et notre confrontation aux autres. Car le masque s’auto-régule
principalement dans notre relation aux autres. Visage miroir, c’est sur lui
qu’apparaissent des transformations plus ou moins perceptibles selon, par
exemple, la densité des émotions vécues et leur nature : colère, joie,
révolte, amour, indignation, jouissance, émerveillement, admiration,
étonnement, haine, désir, souffrance, stress, abattement…
Nous vivons masqués au milieu
d’autres personnes masquées. Si bien que nos masques respectifs, en quelque
sorte, s’annulent, sans pour autant disparaître. Pour beaucoup d’entre nous il
faut du temps avant de trouver ses masques. Certains, en attendant, utilisent
des masques d’emprunt, calqués sur quelque modèle courant. Ainsi, les jeunes se
sentent-ils particulièrement attirés par la « masquarade », allant
jusqu’à se faire tatouer à même la peau des figures lisibles aussi comme autant
de masques complémentaires.
Le masque, j’insiste, se déploie sur
le corps tout entier. Il est panoplie modulable, rassemblant bijoux, vêtements,
coiffure, ma(s)quillage, parfum, voix, gestes, posture, vocabulaire,
expression, comportement…
Vivant masqués nous pensons déjouer
la mort ou, tout au moins, la masquer comme au théâtre un décor en trompe-l’œil.
Mais le dernier masque sera pour elle, qui se désintégrera inexorablement.
Momie soit qui mal y panse !
---
Yves-Jacques
Bouin
CHAMP
DU COMÉDIEN
Il ôta son masque avec d’infinies précautions, attentif à ce que nul
trait de son visage ne restât collé au creux de la coque de cuir.
Il s’en dégagea avec respect : si longtemps qu’il le portait.
Il y tenait comme à son premier visage et la séparation, quoiqu’elle
fût accomplie dans un élan de tendresse, ce détachement, le décomposa.
Son visage en fut ébloui, comme brûlé, laissé à vif.
Ceux qui regardaient découvrirent ce qu’ils ne soupçonnaient pas, et
en furent transfigurés.
Puis il retira une à une les pièces de son costume, jusqu’à la
dernière, avec les gestes les plus doux.
Son corps tout entier, maintenant exposé sans jeu, devint absolument
nécessaire.
Il était debout, vertical, évident, vital, au centre du plateau, nu,
éclairé d’une lumière sans artifice qui le détachait du noir, à voir sans rien
autour, nubile.
Ceux qui regardaient, devenus riches, frappés d’étonnement, en eux
montait le silence.
Alors il chanta, sans désir de chanter, d’une voix dépouillée née de
l’instant, et son corps aussitôt s’engouffra dans son chant.
Il parut invisible, pour ne plus offrir que ce chant simple, déjà
marié à l’amour révélé de l’assemblée enfin venue au souffle d’un seul.
L’espace fut comme l’espace : sans limite.
Désormais, des larmes coulaient, gemmes de joie et de tristesse,
ciels abandonnés aux buées du regard, sel recueilli aux lèvres d’un seul.
Caressés de l’intérieur, tous chantaient en un.
Germain Roesz - Masques IV |
---
Juin 2012 - N° 117
"Cheminements"
"Cheminements"
Véronique Boyer : Sans titre II, encre de Chine sur papier bible |
Pierre Dhainaut
TU N’ES QU’UN
PASSANT
CE QUE TU
RÉVÈLES
EST ICI, ICI
MÊME,
TOUJOURS PLUS
LOIN.
Le seuil, le
seuil entre tes lèvres,
déjà au large.
Ne te fixe
aucun but, c’est l’aube,
tu partiras
d’un cœur léger,
tu feras
qu’elle dure.
Accompagne les
pas, ne dis jamais
qu’ils
t’appartiennent, ils savent
mieux que nous
ce qui les aimante
autant que les
poèmes.
L’air nu,
l’épaule nue,
tu ne pénètres
rien, avec la confiance
l’espace
grandit.
Ne cherche pas
de preuves,
tu ne fais
qu’approcher,
mais tu en es
sûr, les oiseaux
seront de
moins en moins farouches.
Bonne route,
celle où tu entends,
même en hiver,
tressaillir, murmurer
le feuillage
des trembles.
De pierre en
pierre avance,
pense aux
fleurs invisibles,
avance encore,
jusqu’à ce qu’elles
éclosent,
s’épanouissent.
Mais une à
une, ramasse les samares,
que dans ton
souffle à nouveau elles volent
et tu iras à
leur rencontre.
Le vent sur la
neige,
sur le sable,
ne s’inscrit pas :
ressemble-lui
par la parole,
multiplie-le
partout.
Marée basse,
marée haute,
pourquoi
préférer l’une ou l’autre ?
accorde-toi au
rythme des regards,
de la
respiration.
Si tu crains
la fatigue, la pente
trop forte, le
sol aride,
tu ne
découvriras aucune source.
Chemins de
crêtes, tant de fois parcourus,
tu prends le
relais, tu les réinventes.
Le temps de
confondre
la hâte, la
patience, le temps
te remercie,
tu franchis ton ombre,
tu es à ta
place.
Tu vas sans
esprit de retour,
tu oublies de
laisser des traces,
tu lègueras le
monde à sa lumière,
la nuit peut
revenir.
Écrire,
marcher, peu importe,
tu
dirais : Voici le terme,
tu serais
seul.
Comme à
l’horizon au creux de l’oreille,
tu n’as pour
patrie que l’écho.
---
Serge Pey
DU PARTICULIER
AU GÉNÉRAL
Le silence d’une
pierre
ajouté au
silence général
d’un arbre
abandonné par le vent
fait soudain
crier
un oiseau
particulier
Quand les
silences
se séparent
le particulier
et le général
s’inversent
et le silence
particulier
écoute l’oiseau
général
de l’arbre
abandonné
Le particulier
et le général
parfois ne font
qu’un
et l’arbre vole
dans le ciel
pendant que
l’oiseau secoue
ses branches
dans le vent
qui cherche son
inversion
Quand le
particulier se cache
dans le général
l’oiseau chante
mais c’est quand
le général
se cache
dans le
particulier
que nous entendons
le chant
de l’oiseau qui
ne chante pas
---
Florence Trocmé
TAUPINIÈRE,
MÉMOIRE
Taupinière, mémoire –
cent galeries obscures où fouir, avance à l’estime, avance à l’odorat, pentes
et galeries, de passages en passages. Taupinière, mémoire – boyaux et recoins,
lieux putrides et havres apaisés, nœuds tordus et tortueux, cheminements,
gouffres, cryptes sombres aux relents délétères, poches d’eaux pourrissantes,
torrents asséchés, veines inexploitables – Mines, mine de rien au bout de la
mine du crayon. Ni pierre ni minerai précieux – Rien sauf cendre, vies mortes,
fantômes et statues de poussière en effondrement perpétuel.
Prendras-tu le temps,
ce chemin ? sur ce chemin, ramasseras-tu le temps, prendras-tu le temps
d’aller dans le fond du temps, écouter cœur battant le temps cœur battant du
temps chronomètre, le temps qui bat de l’aile sans fin migrateur – aller
toujours vers l’aller sans retour battant l’aile tendu vers le terme du voyage
cou tendu court avec le temps dans le flux du temps, épousant le flux du temps
le tendu du temps, cou tendu dans le flux allant dans le temps vers le terme –
chemin du temps pas le temps d’attendre le temps passe flux toi dans ce flux
dans ce temps, cou tendu dans ce vent du temps, cœur corps tête pris au temps
battant mesure du temps cœur cogne chrono temps battu – la battue la meute les
restes de vie encore traqués chiens aux trousses, palpitation extrême
exténuation courir plus vite, courir en avant du temps aller au devant du temps
collision éclatement du temps infime reste de temps à prendre – passé
antérieur.
Véronique Boyer - Sans titre III, encre de Chine papier bible |
---
Décembre 2011 - N° 115/116
"Villes"
"Villes"
Michel Louyot
Il neige sur Rome
Chacun d’entre nous
cent fois par jour est tantôt un scélérat,
tantôt un ange.
Nicolas
Gogol
Ce désir de Rome m’avait soudain
saisi alors que perdurait l’hiver strasbourgeois et tandis que je tournais et
retournais dans une Orangerie grisâtre en remuant de sombres pensées. La
littérature est-elle indissolublement liée au Mal ? Comment l’ancrer au
Bien sans verser dans le discours édifiant ? Un corbeau maladif croassait
au-dessus de moi et son croassement se confondait avec mes ruminations. Je
m’engluais dans une humeur morose quand une voix familière m’interpella de
l’une des fenêtres du Pavillon Joséphine. Qu’est-ce qu’une Orangerie sans
orangers ? Un léger accent et ce ton pédant qui lui est particulier,
comment ne pas le reconnaître ? Kennst du das Land, wo die Zitronen blühen… die Goldorangen glühen? C’était bien sa voix
grave, rien de surprenant, à Strasbourg, Goethe n’est jamais bien loin !...
La première personne aperçue, à
peine étais-je descendu de l’avion et alors que je montai dans le train reliant
l’aéroport de Fumicino à la gare de Termini, ce fut une fille élancée dont le
regard empreint de douceur me toucha. Elle restait silencieuse à côté de moi jusqu’au
moment où son portable se mit à sonner. Excuse
me, me dit-elle, puis c’est en russe qu’elle entreprit de converser. Elle
chuchotait s’exprimant avec lenteur et son articulation était si nette que je
me demandais si elle n’avait pas suivi des cours d’art dramatique. Elle parlait
un russe élégant, musical, sensuel. Je ne fus pas étonné d’apprendre qu’elle
venait du nord de la Russie, d’une immense langue de terre plate, trouée de
lacs et couvertes de maigres bouleaux. J’arrivai à Rome et voilà que je m’entretenais
avec la jeune inconnue de la beauté fruste des églises de bois de Petrozavodsk.
Je n’avais pas prêté attention sur le moment à la blancheur de sa peau.
Que
bella, s’écrie
la petite sœur srilankaise. Elle ne cache pas son allégresse, elle annonce,
toute jubilante, la bonne nouvelle aux pensionnaires du couvent Saint-Joseph.
Il neige sur Rome, il n’a pas neigé depuis plus d’un quart de siècle. Elle n’a
jamais vu la neige. Que bella !
Encore un peu, elle se mettrait à danser, à flotter, à voler au milieu des
flocons angéliques. C’est vous qui avez
apporté la neige, me dit-elle en éclatant de rire. Encore un peu, elle me
prendrait le bras et m’inviterait à danser avec les anges mais c’est un hymne
qu’elle entonne, il neige sur les
palmiers, elle a une voix magnifique, une voix cristalline, enfantine de
soprane, il neige sur les orangers, il
neige sur les citronniers, dans son regard je crois lire une attente, il neige sur le myrte, il neige sur les
roses, sur la scolopendre, sur la camomille, veut-elle que je lui réponde,
il neige sur les monceaux de cadavres de soldats, il neige sur Raphaël, il neige sur les corps enlacés des amants, il neige sur Constantin et sur Hélène, il
neige sur Mithra et sur le taureau que l’on sacrifie, il neige sur la pierre où le Christ a posé le pied, il neige sur
Jules César et sur les casques des légionnaires, il neige sur la Madone bleue à l’enfant, il neige sur les
ossements des papes qui se vautraient dans le lucre et le stupre, il neige sur la calotte du Saint-Père, il
neige à gros flocons dans les jardins de Borghèse !...
La fille que j’avais prise pour une
beauté romaine s’appelait Lioudmila. On l’avait refoulée à l’aéroport. Elle
devait changer d’avion à Riga et n’avait pas de visa pour la Lettonie. Or sa
mère, malade l’attendait au fond de la Russie. Je ne saurai jamais si Lioudmila
a pu rejoindre sa mère et si celle-ci a retrouvé la santé. Tous ces Russes qui
viennent à Rome sur les traces de Gogol, qu’y cherchent-ils ? Étrange
voyage romain, n’avait-il comme but que de me ramener vers la Russie où j’avais
longtemps séjourné jadis ? La neige
est un signe, avait dit la sorella
qui m’avait attribué le pouvoir de l’apporter à Rome.
Je ne sais plus qui m’avait
recommandé de voir Gogol. Serait-ce Laetitia, amoureuse de la Ville ? Il
demeure non loin de l’église San Clemente, y fait ses dévotions matin, midi et
soir. Le milieu littéraire m’avait mis en garde. Celui que j’allais voir
n’était plus celui que j’avais jadis rencontré à Saint-Pétersbourg, caustique,
mordant et croquant à belles dents le nez des petits fonctionnaires tsaristes.
Je m’attendais à trouver un Nicolas Gogol en extase, détaché de ce bas monde.
Rien de tel, il n’avait pas perdu sa verve et dénonçait la vanité des
Parisiens, louant tout au contraire la fantaisie des Romains. Stendhal que
j’avais croisé à Moscou au moment où il sortait d’une villa en flammes avec un
petit Voltaire relié cuir sous le bras et que j’ai revu il y a quelque temps à
Londres ne me disait pas autre chose des Romains dont il admirait aussi
l’énergie.
Il a parcouru l’Europe de la
Courlande à l’Algarve, il a traversé la Sibérie, il s’en est allé jusqu’à
l’Orient extrême mais c’est la première
fois qu’il vient à Rome. Il avait vu Constantinople et Moscou, la troisième
Rome, il avait emprunté tous les chemins mais
aucun ne l’avait mené à Rome.
C’est de moi qu’il s’agit, c’est ma
vie que la petite sœur srilankaise raconte à ses consœurs italiennes,
françaises et belges tandis qu’elles déjeunent ensemble au réfectoire. Certes,
ce n’était pas la première fois que je venais en Italie. C’est par petites
touches que j’avais approché ce pays, et chaque fois, j’avais pris soin de me
faire accompagner, par Cesare Pavese dans le Piémont, par Italo Svevo à
Trieste, par Curzio Malaparte à Naples. Mais je n’étais pas allé en Sicile, en
dépit de mon affection empreinte de respect pour le prince de Lampedusa. Mon
parcours eût été tout autre si je n’avais préféré le grec au latin lors de mes
études classiques. Mais la Grèce que je découvrais alors n’était pas celle que
je cherchais, l’antique, mais la byzantine, celle des icônes, le regard tendre
de Marie tourné vers son enfant, l’Archange au manteau rouge qui pourfend le
dragon, c’est lui, je n’en doute pas un seul instant qui m’a incité à m’en
aller en Russie où il m’a évité bien des embûches.
J’ai mis du temps, beaucoup de temps
à venir à Rome. Et pourtant, je m’y sens chez moi comme si j’y avais toujours
vécu. D’où me vient ce sentiment d’intime familiarité ? Sans doute me
faut-il en chercher l’explication très loin dans l’enfance. Mon premier
professeur de latin fut un cousin de ma mère d’ascendance alsacienne et
mosellane. Enrôlé en 1915 dans l’armée allemande, il envoyait à ses tantes des
cartes de Pologne et de Russie que je conserve avec soin. Les Anglais le firent
prisonnier et l’internèrent dans un camp à la fin de la guerre. C’est après
avoir vu du pays et connu la vie, selon ses propres dires, qu’il décida, au
début des années vingt, de devenir prêtre. L’expérience cruciale de la guerre y
était pour beaucoup dans sa vocation. Séminariste doué, il fut envoyé à Rome
pour y étudier la musique sacrée. Organiste, chef de chœur, c’est lui, le Père
Holveck, qui m’initia au chant grégorien. Une autre passion de sa vie, c’était
le jardinage. Il avait aussi appris l’italien et lisait Dante dans le texte. Il
aimait la bonne chère, appréciait les bons vins. Il n’était pas rare que notre
professeur, excédé par notre ignorance, lui qui avait écrit une morphologie
latine, balançât son trousseau de clés ou sa barrette sur quelque tête de mule.
Sa verdeur et sa truculence tranchaient avec la pruderie qui imprégnait alors
le catholicisme de nos contrées. Les fleurs partout, la joie de vivre, la
musique, felix culpa, la faute
heureuse, car c’est elle qui nous ramène à Dieu, c’est une religion aimable,
que lui avait insufflée l’air de Rome et qu’il nous transmettait. L’Église le
fit chanoine honoraire de la Cathédrale. Il avait fière allure avec son
scapulaire de fine étoffe.
Quel peuple sait mieux que celui-ci
vivre avec la décadence ? J’aime ces regards qui en ont tant vu mais qui
continuent encore et toujours à jouir de l’instant. Certo, capisco, on se
devine, on se comprend ici à demi-mots. Le théâtre est dans la rue. Viva i sposi… tutto bene… bulles de savon et pluie de confettis. La rue est un
théâtre où chacun joue tout à tour tous les rôles, celui de l’ange et celui du
scélérat. Tout s’imbrique ici, rien ne s’oppose, le doigt levé de Platon vers
le monde des idées et la main tournée vers la terre d’Aristote, la Rome païenne
et la Rome chrétienne, l’Empire et la Papauté, le rouge cramoisi des orgies et
le rouge sang séché des supplices, la pompe vaticane et l’humilité des
catacombes. Et la neige qui tombe à présent sur Rome contribue encore à fondre
le pur et l’impur en une substance singulière, unique.
Roma,
Amor, nulle ville au monde ne paraît
aussi encline à l’amour, et nulle part ailleurs la femme n’est à ce point
célébrée, magnifiée, qu’elle fût sainte ou courtisane. C’est Aphrodite aux seins
blancs de marbre, Niobé dont la blessure saigne encore, Suzanne aux chairs
lourdes, Cléopâtre lubrique au serpent, Judith brandissant la tête
d’Holopherne, Livia aux lèvres fardées de pourpre, c’est la Fornarina, la belle
boulangère, et la Dame à la licorne, et Giovanella si tendre, et la Polonaise
ravie devant le buste de Sienkiewicz dans l’église Quo vadis, et la Japonaise
qui cherche avec hâte la Bocca della Verita, c’est Ludmilla qui marche sur les
traces de Gogol et toutes ces humbles femmes cousant, cuisinant, fleurissant,
faisant et refaisant inlassablement l’amour, et ces innombrables madones au coin des rues, si belles, si gracieuses
sous les pétales de neige.
Il prenait conscience sur le tard de
ce qu’il avait cherché tout au long de sa vie, le plus souvent à tâtons et par
des chemins de traverse, une qualité rare et qui pourtant s’offrait à portée de
main, à portée de regard de celui qui savait voir, humer, sentir, toucher. Et
comment qualifier ce bien précieux, à la fois charnel et spirituel, amour profane et amour sacré intimement
mêlés, sinon par ce mot, si beau et si bon, douceur, oui c’est cela qu’il avait recherché et qu’il recherchait
encore, à présent sciemment, la douceur bleue d’un regard, la douceur soyeuse
d’une fleur, les courbes douces d’une sculpture, deux colombes sur les murs des
Catacombes, le doux sourire du pauvre d’Assise sur une image jaunie et déchirée
à la vitrine d’un barbier. Certo, capisco, avait dit le serveur d’une voix
douce. Et c’est à Rome, une Rome toute enneigée, que bella, que ses yeux se dessillaient.
Jacques
Roubaud
TROIS POÈMES
DE PARIS
Canal Saint-Martin
(vers l’Hôtel du Nord, par exemple)
L’azur ce matin m’inonde de soleil
L’eau cette nuit me déborde de lune
Une atmosphère obscure enveloppe le canal
Les nuages se déchirent derrière les feuilles
C’est l’été. Les fenêtres s’ouvrent à l’Hôtel du Nord
C’est l’automne. L’averse frappe aux fenêtres de l’Hôtel du Nord
Il tombe des chiens en biais, des automobiles, du soleil
Entre tes doigts nervures d’une feuille
Dans ta tasse de café tu agites la lune
Pendant qu’il pleut sur la péniche, l’écluse, le canal
Le beau temps dépleut l’écluse, la péniche, le canal
Piqué d’une petite vérole de pluie sous l’Hôtel du Nord
Dans le tunnel s’enfoncent une embarcation et la lune
Marche au soleil
Au bord de l’eau qui frissonne feuilles
Mois de mai. Paressent les peupliers en bonnes feuilles
Du haut de la passerelle tu décomptes quant au canal
Un cent de pigeons jetés au soleil
Cette nuit les fenêtres resteront noires à l’Hôtel du Nord
Dans l’eau souple l’émulsion de lune
Quai de Jemmapes, Quai de Valmy, verts de lune
Parallélogrammes de piétons et de feuilles
Patience à l’Hôtel du
Nord
Dimanché d’habits neufs sera le canal
Quand les rues au matin s’inonderont de soleil
---
Tombaudelaire
(cimetière Montparnasse, sixième division)
Le tombeau de Baudelaire est le Tombaudelaire
Naturellement : dans la tombe on est raccourci
Ô que raccourcissante est la tombe au cimetière
Où Charles, ‘fils
adoptif du commandant* Aupick’
Repose, encercueillé. En l’étendant sous la lame
Sa mère l’a placé en sandwich entre elle et lui,
Le militaire par dessus ; en dessous la veuve
Que les frasques de son fils éplorèrent. Voilà
Qu’il est sage enfin. Paris l’ennuyait. Il criait :
‘Ô mort,
appareillons’. Mais ici pas de lotus
Parfumé. Pas une fleur ne s’évapore sur
La pierre. Dans la boîte pourrit sur son squelette
L’intégrale de ses reconnaissances de dette.
* Jacques Aupick, en fait, était général. Mais nous citons
ici Georges Perec qui, dans son roman,
La
Disparition, le dégrade, pour des raisons lipogrammatiques évidentes.
---
Pont Mirabeau
Les mains dans les mains restons face à face
Tandis que sous
Le pont de nos bras passe
Des éternels regards l'onde si lasse.
Tandis que sous
Le pont de nos bras passe
Des éternels regards l'onde si lasse.
Guillaume
Apollinaire
Quand
on a dix-huit ans et que le temps est beau
Avec
son amoureuse on va Pont Mirabeau
Le
ciel a pris du bleu, les oiseaux leurs pipeaux
Tombe le soir le fleuve traîne
Regarde en
bas, c’est la Seine
Margret
est allemande. On visite Paris
La
Tour Eiffel l’agace, le Sacré-Cœur aussi
Je
pense à Mirabeau, et nous voilà partis
Tombe le soir le fleuve traîne
Regarde en
bas, c’est la Seine
Nous
sommes face à face et nos mains font le pont
La
Seine est bien dessous, mais l’eau point ne voyons
Tant
la pierre est opaque. Quelle déception !
Tombe le soir le fleuve traîne
Regarde en
bas, c’est la Seine
Nous
revenons penauds. Le fleuve est gris, lent, pâle.
Margret
est silencieuse. Le silence s’étale.
Les
histoires d’amour, souvent, finissent mal.
Tombe le soir, le fleuve traîne
Regarde en
bas, c’est la Seine
---
Václav Hrabě
○ Né à Příbram en 1940 et
mort accidentellement à Prague en 1965, il est le seul représentant tchèque de
la Beat generation. Son œuvre est marquée par un lien étroit avec la musique, jazz et blues.
Lui-même jouait de la clarinette et du saxophone. Nombre de ses poèmes ont été
mis en musique. Le poème présenté ici fait partie du recueil Blues pour une fille en folie, publié en 1991.
Petit poÈme sur Prague
(Blues pour une fille en folie)
Les chiens savants
de mes pensées
Traversent des
cerceaux de feu
Sur le pont
Charles les légionnaires baroques s’ennuient
Et sous le
barrage l’eau
Suant d’écume
s’échappe au loin
Et de nouveau
Revient
Comme les blés
verts sous le vent
L’eau revient
Et le chagrin
d’amour revient projeté dans le monde
Comme un
boomerang.
Mais mon rêve
de cette nuit ne me reviendra plus
Et jamais plus
je n’entendrai jouer l’Internationale
Comme aux
funérailles du poète qui en avait porté chaque ligne
Vers des
accents insolites.
Tout reviendra,
L’été et
l’hiver
Le cri des
pigeons
Et la
tristesse des amants
Reviendra
comme l’écho et les cloches de Rome et comme nos vies.
Mais mon rêve
ne reviendra plus
Ni
l’Internationale sur la tombe du poète
Seules
reviendront
La vie et
l’eau sous le barrage.
---
Métamorphoses de Brno
Des doigts
osseux font gronder les orgues.
L’air est plus
lourd, l’orage plus noir au-dessus de nous.
Les lumières
d’un chantier de béton s’allument.
Le passé est
jeté aux ordures
par des machines
puissantes, dragons mythiques
dépeçant de
leurs crocs les vieilles maisons.
Sur leur travail
éreintant
s’élève le
sombre chant des cloches.
Ils creusent la
terre avec leurs gueules,
on dirait qu’ils
aplanissent le chemin de l’avenir – devant nous.
Et elles battent
toujours, les artères gonflées
de la ville des
villes, trépidante,
dont le visage
se grave dans notre âme ;
La nuit elle
brûle d’une poussière d’étoiles déchues
au goût de
framboises trop mûres.
(Traduit du
tchèque par Hélène Belletto-Sussel)
Prague, Pont Charles (Photographie : Pierre Guntz) |
---
Juin 2011 - N° 113/114
"Enfances"
"Enfances"
Jean Arp - Bois gravé, 1966. |
Gaston Jung
Le temps passe ses dix doigts dans la cime des arbres
et dessine les trilles tôt matin, les roucoulantes
à midi et la nuit les ululements des rapaces.
Le temps a soif de souffles, de claques et de clics,
de crans et de crincrin, de caresses tous azimuts,
de coups de théâtre, de crises, de brises et de bises.
En dix mots comme en cent, le temps vibre, se meut, s‘
émeut, conte, se compte, se recompte, se raconte, n‘
arrête pas de se compter et de raconter du vent, rien
qu‘un peu de la vie de son ventre dans la cime des arbres.
---
José Angel Valente
TIERRA DE NADIE
La ciudad se ponía
amarilla y cansada
como un buey triste.
Entraba
la niebla lentamente
por los largos pasillos.
Pequeña ciudad sórdida, perdida,
municipal, oscura.
No sabíamos
a qué carta poner
la vida
para no volver siempre
sin nada entre las manos
como buceadores del vacío.
Palabras incompletas o imposibles
signos.
Adolescentes en el orden
reverencial de las familias.
Y los muertos solemnes.
Lunes,
domingo, lunes.
Ríos
de soledad.
Pasaban largos trenes
sin destino.
Y bajaba la niebla
lamiendo los desmontes
y oscureciendo el frío.
Por los largos pasillos me perdiera
del recinto infantil ahora desnudo,
cercenado, tapiado por la ausencia.
TERRE DE PERSONNE
La ville devenait
jaunâtre et fatiguée
comme un boeuf triste.
Entrait
le brouillard lentement
dans les longs corridors.
Petite ville sordide, perdue,
municipale, obscure.
Nous ignorions
sur quelle carte jouer
notre vie
pour ne pas revenir toujours
sans rien entre les mains
tels des plongeurs du vide.
Des mots inachevés ou d‘impossibles
signes.
Adolescents placés
dans l‘ordre révérencieux des familles.
Et les morts solennels.
Lundi,
dimanche, lundi.
Fleuves
de solitude.
Passaient des longs trains
sans destin.
Et descendait le brouillard
léchant les terres déboisées
et obscurcissant le froid.
Par les longs corridors je m‘étais égaré
dans l‘enclos infantile à présent dénudé,
retranché, clôturé par les murs de l‘absence.
---
NOVIEMBRE
Noviembre grande, noviembre yerto,
me visto un traje de largos ecos,
de largos ecos, de enormes humos:
Todos los Santos, Fieles Difuntos.
Todos difuntos los santos fieles
por el otoño bajan solemnes
con un gran cirio de piedra negra
bajo los álamos de la alameda.
Siguen las almas del purgatorio
con caperuzas y con madroños,
y el arzobispo de Santiago
con el hisopo siempre mojado.
Espectadores en las ventanas
con grandes lágrimas en las solapas
y en los jardines los niños solos
se pierden en las sombras de oro.
NOVEMBRE
Novembre transi, novembre grandiose,
je mets des habits faits de longs échos,
faits de longs échos, d‘énormes fumées :
jour de la Toussaint, des Défunts Fidèles.
Tous déjà défunts les fidèles saints :
au fil de l‘automne, solennels descendent
avec un grand cierge de pierre noire
sous les arbres de l‘allée de peupliers.
Les suivent les âmes du purgatoire
avec des capuches et des arbousiers,
et enfin l‘archevêque de Compostelle
avec le goupillon toujours mouillé.
Aux fenêtres, des spectateurs qui versent
de grandes larmes sur le col des vestes ;
par jardins, les enfants solitaires,
égarés entre les ombres dorées.
(Traduction de José Luis del Castillo et Alain Fabre-Catalan)
Le poème « Terre de personne » est un souvenir de l’enfance désolée vécue pendant l’après-guerre franquiste à Ourense, la ville de province où naquit Valente le 25 avril 1929 en Galice.
« Novembre » est le témoignage d’une enfance dont l’existence était en contradiction totale avec une religion, identifiable avec celle imposée par le franquisme en Espagne, cérémoniale, sans esprit, froide, marquée par les signes de la mort et par l’idée du péché.
---
Judith Chavanne
L‘ENFANT ÉTAIT A VENIR
Peut-être que l‘enfant apprenant à marcher se laisse guider par une voix qui lui parle et lui donne le sol, un sol d‘herbe ou de tourbe.
L‘enfant avance, mais c‘est à même la vibration, tout enveloppé, protégé de sons, porté par la voix fidèle, infatigable ; indistinctement, il module un souffle, et un élan.
Et ceux dans la vie qui vont avec une grâce presque insolente, peut- être qu‘à jamais ils se meuvent à travers murmures, et chansons de leur enfance.
-
-
L‘enfant avance, mais c‘est à même la vibration, tout enveloppé, protégé de sons, porté par la voix fidèle, infatigable ; indistinctement, il module un souffle, et un élan.
Et ceux dans la vie qui vont avec une grâce presque insolente, peut- être qu‘à jamais ils se meuvent à travers murmures, et chansons de leur enfance.
-
L‘enfant n‘a pas mesuré le don
que lui fit l‘aïeul
lorsque pour l‘herbier du petit-fils,
il s‘était dessaisi
de la fleur étoilée, l‘edelweiss
outre cueillie dans les montagnes
malgré le règlement
afin, dans les jours ordinaires,
que soit préservé un peu de l‘humeur ivre
des venteux sommets.
L‘enfant ne pouvait mesurer, nos rencontres
se font à contretemps, on s‘aime
vraiment dans la transparence d‘un souvenir.
que lui fit l‘aïeul
lorsque pour l‘herbier du petit-fils,
il s‘était dessaisi
de la fleur étoilée, l‘edelweiss
outre cueillie dans les montagnes
malgré le règlement
afin, dans les jours ordinaires,
que soit préservé un peu de l‘humeur ivre
des venteux sommets.
L‘enfant ne pouvait mesurer, nos rencontres
se font à contretemps, on s‘aime
vraiment dans la transparence d‘un souvenir.
-
L‘enfant était à venir,
nous entrions sans fin dans un jardin.
Je n‘ai pas souvenir qu‘alors nous nous retournions.
L‘enfant qui se regarde aujourd‘hui au miroir
n‘y voit plus son front ;
il faudra fixer la glace plus haut sur le mur.
Le dimanche, nous étendions sur l‘herbe
une couverture large comme nos après-midi.
J‘entends parfois déjà le silence
comme un appel dans la maison, où toujours sera
l‘empreinte aérienne de vos voix.
Hier, demain dans nos cœurs se fondent, mais
ce n‘est plus pour que s‘y épanouisse
le temps de la rose, dont la couleur vire, vire...
Le temps s‘affole, bat la chamade dans les cœurs.
nous entrions sans fin dans un jardin.
Je n‘ai pas souvenir qu‘alors nous nous retournions.
L‘enfant qui se regarde aujourd‘hui au miroir
n‘y voit plus son front ;
il faudra fixer la glace plus haut sur le mur.
Le dimanche, nous étendions sur l‘herbe
une couverture large comme nos après-midi.
J‘entends parfois déjà le silence
comme un appel dans la maison, où toujours sera
l‘empreinte aérienne de vos voix.
Hier, demain dans nos cœurs se fondent, mais
ce n‘est plus pour que s‘y épanouisse
le temps de la rose, dont la couleur vire, vire...
Le temps s‘affole, bat la chamade dans les cœurs.
---
Juin 2011 - N° 113/114
"Voix multiples"
"Voix multiples"
Marie-Claire Bancquart
On marche
le cœur serré comme dans la solitaire enfance.
La rue est vide
blanche de soleil
mais derrière une grille, le museau fripé d’un chien
souffle, se plisse entre les barreaux,
et tout à coup vient un peuple de petits dieux à sa suite :
fleurs des balcons, ferronneries étranges .
Vivre n’est jamais pauvre.
le cœur serré comme dans la solitaire enfance.
La rue est vide
blanche de soleil
mais derrière une grille, le museau fripé d’un chien
souffle, se plisse entre les barreaux,
et tout à coup vient un peuple de petits dieux à sa suite :
fleurs des balcons, ferronneries étranges .
Vivre n’est jamais pauvre.
---
Paul Schwartz
LE PAS DU POÈME
du jour
dans la nuit
soudain
advient
la lumière
jour de
l‘éclosion
-
aérien
le rien
si long
le silence
soudain
le mot naît
dans la nuit
l‘éclair
promesse
de tout
-
poème du pas
pas après pas
se trace le chemin
mot après mot
se forme le poème
le pas du poème
---