2ème semestre 2017 |
LUCIDES FOLIES
On ne peut être poète sans
quelque folie
Démocrite, Fragments,
IVe av. J.-C.
Connu depuis l’Antiquité, il n’est pas aisé pour autant
de définir ce que recouvre le mot folie tant sa polysémie est étendue. Il peut
aussi bien désigner la démence, la déraison, l’extravagance, le dépassement ou
la violation de la norme sociale qu’indiquer une forte passion, une lubie, une
gaîté vive, une joyeuseté, un écart de conduite, une attitude marginale, un
goût exclusif, une impulsion soudaine, une accointance charnelle, une dépense
excessive, et même un air de musique en Espagne ou un pavillon orné de verdure
à Rambouillet. Et tout cela sans parler du fou du roi qui seul peut se moquer
sans conséquence du souverain, du fou du jeu d’échecs qui sait biaiser ou de
celui du tarot de Marseille, le Mat, seul Arcane à ne pas porter de numéro, et
qui, bien qu’indéchiffrable, représente l’errance et la folie autant que la
liberté et l’insouciance.
De plus, on ne peut donner une définition universelle de
la folie, car chaque société sécrète ses propres modèles de déviance comme le
rappelle Michel Foucault dans son Histoire
de la folie à l’âge classique. La folie est donc aussi culturelle et a toujours exercé sur l’artiste une fascination
ambiguë faite de fantasmes et d’angoisses. Elle bouleverse le sens du réel
autant que le discours.
Le nombre de grands textes en relation avec la folie est impressionnant. Un rapide recensement loin d’être exhaustif peut suffire à nous
en convaincre : La folie divine dans le Phèdre de Platon (IVème av.
J.-C.) ; La nef des fous, de Sébastien Brant (1494) ; Éloge de la folie, d’Érasme
(1509) ; Hamlet, de Shakespeare
(circa 1600) ; Don Quichotte, de
Cervantès (1605-1615) ; La vie est
un songe, de Calderon (1635) ; La folie d’Oreste, dans Andromaque, de Racine, (1667) ; Les Poèmes dits de la folie, de
Hölderlin (1806-1843) ; Le journal d’un
fou, de Gogol (1835) ; Les
mémoires d’un fou, de Flaubert (1838) ; Aurélia, de Nerval (1855) ; Histoires extraordinaires, de Poe (1856) ; Les chants de Maldoror, de Lautréamont
(1869) ; Une saison en enfer, de
Rimbaud (1873) ; Le Horla, de
Maupassant (1886) ; Le Fol, de
Saint-Pol-Roux (1900) ; Igitur ou la
folie d’Elbehnon, de Mallarmé (1925) ; Mrs Dalloway, de Virginia Woolf (1925) ; Nadja (1928) et L’amour
fou (1937), d’André Breton ; La Chouette aveugle, de Sadegh Hedayat (1936)… À cette liste sommaire, il
faudrait ajouter le rôle majeur joué par la folie dans l’essor de mouvements
littéraires comme le dadaïsme qui opposait la folie indomptable à la
rationalité bourgeoise ou le surréalisme pour lequel la folie est capable de révéler des
choses qui sans elle seraient restées impénétrables.
Mallarmé parle du génie comme
d’une folie contrôlée. Antonin Artaud dans son hommage éblouissant à Van Gogh,
rappelle que dans son cas comme dans le sien, la folie n’est rien d’autre que
du génie aliéné par la société. Il nous met en garde contre la tentation de
vouloir expliquer le génie par la neurologie ou la psychiatrie et de réduire
une œuvre à la maladie de son auteur. Comment ne pas évoquer ici le destin
tragique de Camille Claudel ? Que sait-on du drame intime de chacun ?
C’est la démence qui fraye la voie de la
pensée neuve, qui lève l’interdit, affirme Nietzsche. Ce peut être aussi un
excès de lucidité qui rend fou. La poésie n’est-elle pas comme l’amour une lucide folie ?
La folie du merveilleux, d’aimable
et de charmante, peut devenir dangereuse et menaçante comme dans le bestiaire
et les diableries de Jérôme Bosch ou dans la littérature fantastique qui, selon
Roger Caillois, manifeste un scandale,
une déchirure, une irruption insolite, presque insupportable dans le monde réel.
Délirer c’est, au sens étymologique de delirare, sortir du sillon, soit en
divaguant soit en prophétisant.
La folie est un dieu bifrons comme Janus. Elle a deux
faces. Faste et néfaste. L’une sombre et tourmentée, l’autre souriante et
insolente. La folie aveugle ou éclaire. Elle peut nous asservir ou nous
affranchir. Elle libère ou obnubile, elle paralyse ou rend mobile, nous soumet
à sa tutelle ou nous défait des vues conventionnelles. Elle est prison ou
libération, source d’extase ou de terreur. Destructrice ou inspiratrice, la
folie peut être meurtrière ou faire chanter la vie.
Il est aussi une folie passagère,
choisie, délibérée. Celle que procure l’ivresse. Elle lève nos inhibitions et
le voile sur nos songes. Elle révèle les profondeurs intérieures et l’abîme
de l’âme humaine et permet d’expérimenter des
états de conscience altérés, comme c’est le cas dans Les confessions d’un mangeur d’opium, de Thomas de Quincey, Les Paradis artificiels de Baudelaire, Misérable miracle d’Henri Michaux ou L’expérience visionnaire avec les
plantes « lucidogènes » de Charles Duits. La
folie serait une voie d’accès à une réalité élargie, à une source de
connaissance libérée par l’imagination créatrice. Une forme de transe, de
divination rappelant les oracles de la Pythie et les pratiques chamaniques.
Dans sa fameuse Lettre dite du voyant, Rimbaud écrit : Le Poète se fait voyant par un long,
immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de
souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les
poisons, pour n’en garder que les quintessences. Pour Platon déjà, la folie
poétique pouvait être envisagée comme un moyen permettant aux dieux de
communiquer avec les hommes en utilisant le poète comme un médium.
L’activité onirique révélatrice du rôle de l’inconscient
est, depuis Freud, connue de tous. Nous rêvons tous, et bien de nos rêves
semblent insensés alors qu’ils obéissent à une autre logique. L’enfant que nous
fûmes peut rire, danser, crier et taper du pied en pleine rue sans susciter un
étonnement démesuré alors qu’un tel comportement chez un adulte serait plutôt
alarmant. L’imagination, « la folle du logis » selon Pascal est aussi
« le trésor de l’homme » pour Saint-Pol-Roux.
Mais la tempérance, la mesure, la sobriété, auraient-elle
encore un sens, une valeur, une saveur sans les surprises et les inventions
inattendues de la folie ? Que seraient la poésie, la littérature et l’art
sans une forme de défi, de dépassement et sans sa force d’émancipation ?
Est-il une vraie sagesse sans quelque folie ? La folle sagesse de certains
maîtres orientaux ne craint pas de heurter le sens commun pour nous affranchir
de la tyrannie des points de vue conventionnels.
Les sens si variés et parfois même opposés de ce vocable
ont ceci en commun qu’ils signalent tous une démesure, une rupture avec la
norme, le franchissement d’une limite, une transgression, autrement dit un
excès, dont l’aspect négatif, l’hybris, était châtié par les dieux dans la
Grèce antique.
Quelles folies aimables et généreuses sauront nous
protéger de celles, cupides et dangereuses, qui menacent les hommes
aujourd’hui ? Si l’on en croit Montaigne : Il faut avoir un peu de folie, si l'on ne veut avoir plus de sottise.
Jacques Goorma
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ÉDITORIAL
Le dossier PATRIMOINE met en valeur, sous un angle historique, la
thématique de la folie. Le patrimoine culturel régional réserve, en effet, une
place majeure à ce thème. Laurent Naas, responsable scientifique de la
Bibliothèque Humaniste de Sélestat, propose un panorama de quelques figures de
l’humanisme en Alsace. Quant à la présentation de Carole Werner, elle se
concentre sur Sebastian Brant, Das
Narrenschiff, sujet de son
mémoire de Master Recherche.
Tout naturellement,
notre dossier thématique FOLIES, introduit par Jacques Goorma, prolonge, sous
de multiples angles et perspectives, ce thème avec des contributions
contemporaines.
Les rubriques
habituelles VOIX MULTIPLES, CHRONIQUES et NOTES DE LECTURE viennent compléter
ce numéro.
Pour l’ensemble de
ce numéro, la rédaction est heureuse de proposer la présence d’auteurs nouveaux
qui, en poésie et en prose, s’expriment dans la diversité linguistique
caractéristique de notre région. Relevons la présence d’une traduction inédite
d’un texte de Karel Čapek, un
grand auteur tchèque, qui ouvre l’une de nos rubriques.
L’illustration est
assurée par la plasticienne Haleh Zahedi qui a réalisé pour ce numéro une série
inédite en écho avec le thème de la folie.
Nous remercions nos
abonnés de leur fidélité et leur souhaitons de belles fêtes de Noël. À
l’approche de la Nouvelle Année, nous vous présentons nos vœux les plus
chaleureux.
Maryse Staiber & Marie-Thérèse Wackenheim
Le site internet dédié à la revue, créé par Alain Fabre-Catalan qui
en assure l’administration, rend compte de notre actualité littéraire. Les
auteurs y trouveront les informations utiles concernant les thèmes abordés dans
les prochains numéros. Le dossier thématique du numéro 129 de juin 2018
s’intitulera REGARDS.
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SOMMAIRE
ÉDITORIAL
Haleh Zahedi : Folie I
PATRIMOINE
Laurent Naas : De
l’enthousiasme à la folie : l’essor du livre imprimé
Sebastian Brant : Von
unnutzê buchern
Carole Werner : Sebastian
Brant, der Narrenkritiker
Haleh Zahedi : Folie II
DOSSIER : FOLIES
Jacques Goorma : Lucides
folies
Emma Guntz : Narrenfreiheit
Alain Helissen : Léon dit (folies passagères)
Adrien Finck : Im
Nàrraschiff
Karlheinz Kluge : Verrückte
Fahrten
Alain Fabre-Catalan :
Ainsi parle la folie
Julien Soulier : Le slam
du now future
François Debuiche : À
cette belle étoile
Eva-Maria Berg : aus der
gewohnheit
Jacques Goorma : L’étude
en bleu
Anne-Marie Soulier : Beauté
des laids, bonté des fous
Yves-Jacques Bouin : Ivresse
astronomique de la conscience
Kza Han : Miroirs de folie
Pierre Judide : Jeu
profond de la folie de l’homme et de la folie de Dieu
Alix Lerman-Enriquez : L’égarée
Ingrid Brunstein : Zitternde
Verrücktheit. Les deux folles
Denis Leypold : Voyez-la
venir
Yves Rudio : Er spinnt
Sébastien Koci : Noyades.
Vincent
Germain Roesz : Peut-être
Claudine Bohi : Le dit de
la folie. Sa place de nulle part
Valère Kaletka : La
barque. La route. Carrelage
Michael Benaglio : Diktatur
Wendelinus Wurth : Mir
Narr-zisste
Haleh Zahedi : Folie III
VOIX MULTIPLES
Karel Čapek : L’histoire
du chef d’orchestre Kalin
Fabrice Farre : Désert
devant
Auguste Wackenheim : Stumm
un schej
Martine-Gabrielle Konorski : Ultime
cicatrice
Michael Benaglio : Die
schreibenden Wellen. Ich singe
Roselyne Sibille : J’imagine
Axel Schouteten : Le
lyrisme de ses mains. Chat. Passantes passées
Sylvie Le Scouarnec : Ein
einziges Wort: Dunkles
Sylvie Durbec : Prières à
insérer
Marie-Yvonne Munch : Au
fil des jours
Herbert G. Pedit : Landschaft.
Späte Zeilen
Gilles Marie Buscot : La
prison sous la neige
Claudia Scherer : Der
Blick. Ein Leben. Atemsäule.
Welches Schweigen.
Perfekt
Jean-Claude Walter : Voyage
Gerda Mucker-Frimmel : Satire
Claude Vancour : Jour
incertain. Espace mahdiste du troisième jour
Estelle Fenzy : Oh mon
enfance
Hans-Guido Klinkner :
Wintermärchen
Jean-Paul Bota : Pascin
NOTICES BIO-BIBLIOGRAPHIQUES
Haleh Zahedi : Folie IV
CHRONIQUES
Jean-Claude Walter : Chronique
des arts : Claude Monet
Jean-Paul Sorg : Jeanne
Moreau dans Il est minuit docteur Schweitzer
Jean-Paul Sorg : Hommage à
Lina Ritter
Helmut Pillau : Druckreif
sprechen.
Karlheinz Kluge : Gisèle
Argaud. Ein Nachruf
Haleh Zahedi : Folie V
NOTES DE LECTURE