jeudi 19 décembre 2019

RAL n°132


2ème semestre 2019


DANS LA TRAME DES JOURS


Le temps seul compte, qui nous offre une trame,
sa trame, pour y broder un certain style, un certain rythme.
Louis-Ferdinand Céline


Mettre le mot au pluriel ne doit pas nous faire oublier qu’une « trame » n’existe qu’en particulier, au même titre qu’une empreinte. Particulier en effet chaque lieu où opère et se dessine une trame, cette impression qui se dissimule au regard immédiat et pourtant travaille en secret à donner forme, comme autant de signatures, à ce qui cherche à se faire entendre à travers le langage, à travers la matière sonore de l’écriture.

Texture, mots filés, phrases entrecroisées, tissées, phrases qui laissent passer la lumière comme à travers un miroir, cette lumière qui en hébreu veut dire « secret », n’est-ce pas la figure même de l’éphémère, cette rencontre fugitive dont le motif ne se découvre visible qu’à mesure de sa perte ? Si écrire, c’est suivre une trame, c’est aussi prendre le risque de perdre le fil de la parole, ce filigrane qui affleure dans le blanc de la page. Ainsi le poème avance comme initialement induit, à la poursuite de la trace qui se consume, il exige un emportement, celui de la parole retrouvée, et c’est vers sa propre source qu’il cherche à se frayer un chemin.

Le poème est cette cosa mentale qui prend forme avec le premier mot, la première mesure d’une partition qui troue le silence dans ses plis et replis avec l’espoir de découvrir par une sorte d’obstination patiente le motif caché, la trame qui soutient son élan. À peine recueilli sur le papier, ce premier mouvement est donné sans autre souci que l’augure d’une musique de mots, d’un rythme de phrases qu’il s’agit de faire advenir. C’est l’épreuve même de l’écriture qui commence et suppose la plus extrême concentration, la plus exacte attention à ce qui vient à l’horizon de la parole rendue à l’essentiel. Faut-il encore que vibre le fil de lin de la parole tissée au plus près sur le tranchant de la voix, mémoire tournée vers cet ailleurs que délivre la navette du poème dans ses échos sonores.

Toucher au cœur des choses qui s’écrivent, n’est-ce pas tirer un à un les fils qui constituent la trame secrète de leur existence, un dessin formé non par des pleins mais par des vides, comme cette dentelle qui est pour ainsi dire la matière même du temps ? La trame est à la fois ce qui demeure caché et cet agencement secret qu’il faut découvrir. Ce qui est là, à portée du regard, et qui demeure un instant comme à portée de main, n’en est pas moins soumis au devenir, à l’irrépressible mouvement du temps qui ne cesse de l’emporter. Ainsi sont toutes choses, ou nées, ou naissantes, ou mourantes. Cette épiphanie de la présence recèle en elle comme la nostalgie d’une langue perdue avec ses lambeaux de parole vive arrachés à l’oubli, à l’annonce inéluctable de la disparition et de l’effacement.

Alain Fabre-Catalan


André Kneib - L'eau, 2015


Les illustrations qui accompagnent l'opus 132 de la Revue Alsacienne de Littérature sont d'André Kneib, maître en calligraphie.

André Kneib est né en 1952 en Lorraine, à Neufgrange, un petit village en pleine campagne. Il y a développé son goût de l’observation, sa sensibilité aux éléments et une fascination pour la beauté de la nature. Après avoir étudié la calligraphie en Chine puis au Japon, il expose ses œuvres. Il est reconnu tant pour sa maîtrise de la calligraphie classique que pour son inventivité et sa modernité, en Chine, au Japon, en Corée, aux Etats Unis et en Europe. Au fil des ans André Kneib a établi un pont entre l’art traditionnel oriental et la modernité de la peinture occidentale contemporaine. Ses œuvres abolissent les frontières entre les cultures. Sinologue, André Kneib, en sa qualité de Maître de conférences assure un enseignement à l’Ecole des Langues Orientales ainsi qu’à l’Université de Paris IV-Sorbonne.

Les 5 illustrations reproduites dans le numéro "Trames" sont des oeuvres qui allient la puissance du trait à la magie de l'évocation des éléments naturels (eau) et de la pulsation originelle (coeur).

Marie-Yvonne Munch