2ème semestre 2019 |
DANS LA TRAME DES JOURS
Le temps seul compte, qui nous
offre une trame,
sa trame, pour y broder un
certain style, un certain rythme.
Louis-Ferdinand
Céline
Mettre le mot au pluriel ne doit pas nous faire oublier qu’une
« trame » n’existe qu’en particulier, au même titre qu’une empreinte.
Particulier en effet chaque lieu où opère et se dessine une trame, cette
impression qui se dissimule au regard immédiat et pourtant travaille en secret
à donner forme, comme autant de signatures, à ce qui cherche à se faire
entendre à travers le langage, à travers la matière sonore de l’écriture.
Texture, mots filés, phrases entrecroisées, tissées, phrases qui
laissent passer la lumière comme à travers un miroir, cette lumière qui en
hébreu veut dire « secret », n’est-ce pas la figure même de
l’éphémère, cette rencontre fugitive dont le motif ne se découvre visible qu’à mesure de sa perte ? Si
écrire, c’est suivre une trame, c’est aussi prendre le risque de perdre le fil
de la parole, ce filigrane qui affleure dans le blanc de la page. Ainsi le poème
avance comme initialement induit, à la poursuite de la trace qui se consume, il
exige un emportement, celui de la parole retrouvée, et c’est vers sa propre
source qu’il cherche à se frayer un chemin.
Le poème est cette cosa mentale
qui prend forme avec le premier mot, la première mesure d’une partition qui troue
le silence dans ses plis et replis avec l’espoir de découvrir par une sorte
d’obstination patiente le motif caché, la trame qui soutient son élan. À peine
recueilli sur le papier, ce premier mouvement est donné sans autre souci que
l’augure d’une musique de mots, d’un rythme de phrases qu’il s’agit de faire
advenir. C’est l’épreuve même de l’écriture qui commence et suppose la plus
extrême concentration, la plus exacte attention à ce qui vient à l’horizon de
la parole rendue à l’essentiel. Faut-il encore que vibre le fil de lin de la
parole tissée au plus près sur le tranchant de la voix, mémoire tournée vers
cet ailleurs que délivre la navette du poème dans ses échos sonores.
Toucher au cœur des choses qui s’écrivent, n’est-ce pas tirer un à un
les fils qui constituent la trame secrète de leur existence, un dessin formé
non par des pleins mais par des vides, comme cette dentelle qui est pour ainsi
dire la matière même du temps ? La trame est à la fois ce qui demeure
caché et cet agencement secret qu’il faut découvrir. Ce qui est là, à portée du
regard, et qui demeure un instant comme à portée de main, n’en est pas moins
soumis au devenir, à l’irrépressible mouvement du temps qui ne cesse de
l’emporter. Ainsi sont toutes choses, ou nées, ou naissantes, ou mourantes.
Cette épiphanie de la présence recèle en elle comme la nostalgie d’une langue
perdue avec ses lambeaux de parole vive arrachés à l’oubli, à l’annonce
inéluctable de la disparition et de l’effacement.
Alain Fabre-Catalan
André Kneib - L'eau, 2015 |
Les illustrations qui accompagnent l'opus 132 de la Revue Alsacienne de Littérature sont d'André Kneib, maître en calligraphie.
André Kneib est né en 1952 en Lorraine, à Neufgrange, un petit village en pleine campagne. Il y a développé
son goût de l’observation, sa sensibilité aux éléments et une fascination pour
la beauté de la nature. Après avoir étudié
la calligraphie en Chine puis au Japon, il expose ses œuvres. Il est
reconnu tant pour sa maîtrise de la calligraphie classique que pour son
inventivité et sa modernité, en Chine, au Japon, en Corée, aux Etats Unis et
en Europe. Au fil des ans André Kneib a établi un pont entre l’art traditionnel
oriental et la modernité de la peinture occidentale contemporaine. Ses œuvres abolissent les
frontières entre les cultures. Sinologue, André Kneib, en sa qualité de Maître de conférences assure un enseignement à l’Ecole des Langues Orientales ainsi qu’à
l’Université de Paris IV-Sorbonne.
Les 5 illustrations reproduites dans le numéro "Trames" sont des oeuvres qui allient la puissance du trait à la magie de l'évocation des éléments naturels (eau) et de la pulsation originelle (coeur).
Marie-Yvonne Munch