Quelques extraits du numéro 131
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Sophie Taeuber-Arp
Cécile Oumhani : Traverser l'océan
Profondes
les
eaux du fleuve coulent
battent
loin dans tes veines
se
perdent au fond de la nuit
heurtent
en vain les parois de ton lit
l’étoffe
imprimée venait d’Inde
et
ton édredon d’Amérique
là-bas
dans la brume sur l’autre rive
tu
aperçois la maison ensommeillée
tant
de vies engrangées à ses fenêtres
tu
voudrais cogner à la porte
rejoindre
les images en noir et blanc
l’été
sans fin comptait ses étoiles
dans
les jardins remplis d’ombres et de voix
d’oiseaux-mouches
et d’hortensias
il fallait traverser
l’océan
franchir le Saint-Laurent
Anne-Marie Soulier : L'outre-pays
Maison vue en rêve, avec coup d’œil sur le
jardin : merveille d’une très grande toile d’araignée toute proche,
étalée, établie, accrochée à deux buissons verts encadrant une allée qui
s’enfonce. Lignes ténues jusqu'à l’invisible mais soulignées par des gouttes de
rosée ou de pluie, venues de la terre ou du ciel à petits pas pressés pour
scintiller au premier soleil.
De
l’autre côté de cette paroi de lumière, on pressent le jardin, un au-delà de
verts, de fleurs peut-être, annoncé, interdit, on ne sait trop, par la
frontière merveilleuse.
Est-ce
le seuil de la mort, que seule une fragilité surnaturelle interdit encore de
franchir ? Le jardin appelle, mais confusément je ne le désire pas --- c’est
peut-être l’Eden, mais je ne le désire pas. Je voudrais seulement rester à
l’infini devant ce tissu protégé par sa seule beauté, mélancolique car
éphémère, car bientôt le grand soleil l’aura fait disparaître, aura avalé
chacune des perles de lumière, et il n’en restera que ces fils patiemment
tissés qu’un enfant franchira pour rire.
Oui,
le grand soleil de la vie à vivre encore efface la grille impalpable qui sépare
notre existence précaire mais rassurante comme cette maison, confortable comme
l’intérieur d’un œuf - et le jardin inimaginable comme cette toile de lumières
qui existe pourtant bel et bien, belle et bonne.
Cécile A. Holdban : À la lisière
Aux nouveau-nés, l’ombre
apprend
à trancher le fil de leur
incomplétude.
Les premiers jours d’une
vie,
les branches poussent
sans racine
les yeux perdent leurs
paupières
la nuit saigne dans les
bouquets.
Après, on oublie.
Des pierres sur la table
une nappe bleue, un livre
fané
je plante des mots pour
qu’ils poussent
mon jardin est vide.
Tout est calme, tout est
paisible
comme les pierres, comme
les pierres
suis-je seule à m’agiter
enfermée, vociférant
dans le corps irréel de
ce poème ?
Marlena Braester : La durée se déploie
la durée se déploie comme une colline
à l’horizon
sa ligne infinie nous appelle sourdement
avec elle nous glissons
et l’horizon tombe derrière l’horizon
abandonnés à nous-mêmes
entre les horizons qui nous serrent
dans le vacarme des vibrations qui montent
saurons-nous rester debout
ici et là
le vertige efface l’espace
du temps
la colline s’étire noire
seul un instant-clairière galactique rayonne
saura-t-il rester debout
la lumière est plus vieille que la nuit
des horizons
Jean-Claude Walter : Poèmes des bords du Rhin
L’espace d’une nuit
Je fus arbre je fus nuage
Entre le cri et l’espoir
L’espace d’une parole
Je fus l’éclair lumière écrite
Seul je fus l’oiseau des planètes
Pèlerin d’un songe d’innocence
Déjà un oiseau
S’est jeté dans le ciel
Offrande à l’aimée
Aux regards de l’été
La vie devient chanson
Qui germe dans les cœurs
Une abeille s’est posée
Sur la marne du chemin
Déjà les épis mûrissent
Le vent lacère les forêts
De toi à moi j’ai vu
Le plus grand soleil du monde
Je l’ai mordu au sang
Alain Fabre-Catalan : Signe de reconnaissance
Parmi
les auteurs publiés régulièrement dans la Revue
Alsacienne de Littérature figure en bonne place le poète et écrivain
Jacques Tornay. Ce poème au titre prémonitoire Le nom gravé est un dernier salut qu’il nous adresse par
l’entremise de son épouse Christina Holm Tornay. Le vendredi 8 février 2019, le
quotidien régional du Valais Le
Nouvelliste a annoncé le décès de Jacques Tornay « après une courte
maladie ». Sa disparition brutale a rompu le fil de quarante ans
d’écriture au service de la littérature, avec cet amour affûté de la langue qui
transparaît dans ses livres où la poésie côtoie aussi bien les nouvelles que
les romans. C’est l’œuvre d’une vie qui demeure dans l’ombre lumineuse des mots
et qui offre avant tout à ses lecteurs « le plaisir du texte », ce
sens particulier que prennent les mots que l’on reçoit en partage et dont il
nous faut tenter de faire à notre tour notre miel.
Dans un de ses recueils De si longues distances paru en 1992, le
poète se souvient déjà d’avoir existé, et il nous livre cet autoportrait teinté
d’humour et d’une douce mélancolie : « Je me perds de vue, je reviens à moi / La vie n’est jamais deux fois
pareille / Je me souviendrai toujours avoir existé / Admirable sous toutes les
formes de l’âge / Je m’abandonne, je me reprends / Ceux qui m’habitent sont
enfin réunis / Si nombreux que je ne puis les compter. »
Jacques Tornay : Le nom gravé
Un arpège de piano en sourdine
dans une chambre au bout du couloir prélude à l’automne.
La clarté du
jour se condense,
elle a un
jaune d’amadou.
Des ombres se promènent toutes seules, c’est-à-dire
sans forme humaine qui les suit ou les précède.
Chaque chose semble investie d’une raison précise.
L’air sera bientôt fourmillant d’attentes,
la lune d’octobre se laissera pousser la barbe
afin d’avoir
les joues au chaud.
Je reprendrai mes visites au cimetière, je répandrai
mes pensées
sur l’humus refroidi.
Pour l’occasion je me suis offert un complet marron :
autant être bien vêtu devant ceux qui ne le sont plus.
Si la brume ne m’obstrue pas la gorge
à mi-voix je chanterai un psaume de David.
J’en choisirai un de rassurant pour tous, moi inclus.
Mieux, j’inventerai mes propres versets
sur l’infime
que la vie nous apporte
et suffit
néanmoins à la remplir.
En partant je saluerai la compagnie,
les miens mais aussi les inconnus – eux dont j’ai croisé
tant de fois le nom gravé dans la pierre ou le bois
qu’ils en
sont devenus presque des amis.