mardi 2 février 2021

RAL n°134


2ème semestre 2020

 
RÉSONANCE TU ÉNONCERAS

Le poème est le chuchotement d’un cri. L’ébruitement d’un secret. Au fond de lui, chantent les sirènes du silence. Il arrache l’invisible bâillon jeté sur le monde et donne la parole à l’indicible. Sa parole est allégée de toutes celles qu’il a effacées, mais augmentée de toutes celles auxquelles il a dû renoncer. Écrire un poème, c’est se taire davantage pour mieux dire. Alors il vient, chargé à bloc. Prêt à transmettre sa décharge. En lui, la parole tait plus qu’elle ne dit et elle agrandit le silence de sa résonance.

Le mot, sa profération, son intime résonance. Une prise éprise de son emprise. Écrire est un moyen d’entrer en résonance. Mot que l’on fredonne ou qui résonne, mais qui soudain nous éveille en plein rêve et nous dépose au milieu du ciel. Chaque mot doit s’effacer, céder la place au suivant pour résonner encore dans le corps qui le suit.

Pouvoir parler sans faire vibrer la voix. Être entendu, sans résonner dans une oreille. Tel est le prodige de l’écriture. Et son énigme. Au-delà du son parle une autre voix. C’est elle que je m’efforce d’entendre. La voix silencieuse de l’intime d’où naissent tous les chants. Cette voix n’est la voix de personne, mais elle le sait. C’est pourquoi elle peut devenir ma voix ou bien la tienne. La parole qui par écrit s’énonce invente une voix qui la prononce.

De nombreuses vies furent hantées et abîmées par le fardeau de quelques paroles, mais la vertu de quelques-unes en a également soutenu et éclairé bien d’autres. Le poids d’une parole. L’une brise, l’autre forge. L’une blesse, l’autre soigne. Prière ou malédiction. Promesse vivante ou arrêt de mort. Celle dont le plomb nous empoisonne et résonne encore dans cette chambre lointaine. Celle dont on voudrait se défaire, mais qui nous colle à l’âme. Celle qui allège et soulage. Celle qui soulève et se propage. Celle que l’on frotte entre les doigts pour en capturer l’effluve avant de la jeter comme un brin de lavande. Celle dont l’aile vibrante traverse le ciel d’un instant et nous indique la direction à suivre et celle, décisive, qui nous engage. Selon la balance, les mots ne pèsent rien ou sont plus lourds que le monde.  

N’être rien d’autre que ce jour limpide où résonne le chant du merle, où se balancent les branches du saule et glissent, sur l’aile du vent, tels d’infimes nuages ou des flocons de plumets, les fines aigrettes de pissenlits.

L’évidence rayonne en silence. Elle semble presque se moquer de nos tentatives, nos prétentions, nos aveuglements, nos tâtonnements. Elle paraît sourire de notre maladresse à la saisir ou simplement à l’accueillir. Elle rayonne en silence. 

La parole surgit et prend mille formes. Parfois une simple flèche vibre dans l’air. Parfois un long détour rend plus propice la clairière. 

Plus tard, on revient vers ces mots jetés en grande hâte, en vive conscience. Il se peut alors que l’on se trouve désemparé comme devant les membres disjoints d’un corps à rassembler pour lui redonner vie. Un long travail nous attend pour tenter de restituer et livrer ce qui nous fut donné en un instant.

Nommer. La pierre et le bois. La lumière et le son. Sentir. La lave et la sève. La chaleur et le sang. Ouvrir la grande armoire de silence où les mots rêvent qu’ils résonnent.

Un mot brusquement se détourne de la foule de ses semblables et vient vers nous, la main tendue.


P.S. Convenons-en, le concept de résonance redevient à la mode, son sens ne cesse d’étendre sa polysémie allant par analogie de la résonance acoustique à la résonance psychologique ou à la résonance magnétique nucléaire, sans parler de l’harmonie des sphères. Le mot lui-même résonne de sa propre résonance. Il fait vibrer l’air, le son, la voix, mais aussi l’esprit ou le cœur. Retentissement d’une cloche ou d’un événement vécu.

Retourner la résonance c’est deviner que l’écho précède la voix. Résonance de l’invisible dans le visible, du silence dans le mot, de la nuit dans la clarté. Les textes qui suivent nous invitent à vivre en résonance, car raisonner ne suffit pas.

Jacques Goorma


Sonia Delaunay - Prismes 1914