vendredi 30 juin 2023

RAL n°139

 

1er semestre 2023


LE LEVAIN DE L’INACHEVÉ

Le sens et l’oubli ont en commun d’être interminables.
Bernard Noël
 
Qu’il s’agisse d’un geste, d’une émotion, d’une parole, d’une pensée, le désir qui nous entraîne au-devant d’une rencontre, d’un paysage, d’un horizon espéré, n’en est pas moins une épreuve qui relève à la fois des circonstances et de la confrontation avec un inconnu dont il reste à déchiffrer les traits singuliers. Ce n’est alors qu’une tentative, une ébauche, le commencement d’un parcours d’incertitudes, à travers maints détours qui conduisent à se jeter hors de soi, dans ce qui n’est qu’un élan, un regard sur ce qui n’a pas encore pris forme à la croisée des chemins de la création.

Inséparables, l’écriture et la vie se mêlent, se confortent ou se dispersent, cherchant une trace qu’il s’agirait de suivre mais on finit par comprendre qu’elle ne peut se suffire à elle-même, et qu’elle ne trouve son véritable sens qu’à s’ouvrir dans l’inachevé, quitte à revenir sur ses pas, à se relier à cet instant, cette épiphanie qui donne sens à la rencontre avec ce qui en nous demeure lié au plus vif. Tel est le chantier que l’écriture fouille.

L’oubli est l’ultime mesure du temps, ce temps qui échappe à qui veut le saisir dans le dédale de la mémoire et de ses illusions. La création se trouve ainsi partagée entre ce qu’il nous reste à faire de l’expérience des choses et ce qu’il s’agit de dire de ce qui échappe, de cet insaisissable qui vient de l’oubli, là où les choses n’ont pas encore de nom. Si la mémoire ne crée pas, c’est qu’elle reproduit l’enfermement du monde sur lui-même dans du définitif, du résolu faisant de l’écriture non pas la trame d’une rêverie, d’un imaginaire où les temps se superposent et s’enchevêtrent, mais un simple produit de consommation qui revendique son achèvement.

Il y a un point cependant sur lequel il est nécessaire d’insister, à savoir qu’on a trop souvent tendance à confondre l’inachevé avec l’inaccompli au sens d’imparfait ou d’approximatif. Comment une œuvre pourrait-elle s’accomplir si elle se constituait comme le point d’achèvement d’un geste créateur ? Cette prétention ne saurait qu’obéir à des normes et à des codes faisant par là même oublier le jeu et le plaisir de la transgression, cette prise de liberté qui permet au contraire d’envisager l’inachèvement comme un processus actif remettant en question la notion même d’œuvre. S’éloignant de cette fascination pour la beauté accomplie, l’époque moderne et contemporaine n’a eu de cesse de se réclamer de l’inachevé dans sa recherche de formes mouvantes et fragmentaires, témoignage du désir de représenter la vie dans son renouvellement et son invention permanente.

Ainsi le moderne work in progress vient-il légitimer l’inachevé comme définition constitutive du geste de création, au sens où il s’agit d’explorer l’au-delà des limites de la beauté et de la perfection comme du sens et de la signification dont l’artiste cherche à s’affranchir, jusqu’à choisir de prendre délibérément le parti d’un inachèvement perpétuel. Avec Kafka, Joyce, Proust, les avant-gardes littéraires, Blanchot, Barthes et tant d’autres, l’inachevé et le fragment ont triomphé renforçant l’attrait pour le goût des esquisses, des projets interrompus comme circonstance et condition de « l’œuvre ouverte » selon la définition d’Umberto Eco. Rappelons aussi l’importance du « carnet » jusqu’aux brouillons eux-mêmes qui ont fini par attribuer au processus de création dans ses méandres et ses errements à la limite du lisible, une importance et une signification égale à son état ultime.

La question de l’inachèvement dans le processus de création a permis de jeter des ponts, de tisser des liens entre les arts et les cultures, préalable incontournable à une rencontre des imaginaires, à une mise en relation des pratiques artistiques dans un métissage des formes et des genres. Que serait une création qui n’exigerait pas tout notre être et ne nous ferait pas sentir le poids de notre finitude ainsi que les transferts culturels qui caractérisent notre époque ? Qui écrit ou peint instaure l’alphabet de son langage en même temps que ce qu’il dit ou fait. Ce ne peut être le fruit d’une technique toute prête et d’un préalable qui donnerait sens à l’œuvre. Comme nous le fait entendre Walter Benjamin, dans le travail du sens et de la forme se faisant l’un par l’autre, c’est l’expression qui demeure inachevable et constant le désir qui grandit dans le levain de l’inachevé.

Alain Fabre-Catalan


Catherine Wackenheim-Jacobs
Des pentes douces et des escaliers