2ème semestre 2021 |
LIEUX ET AUTRES LIEUX
Chercher le « vrai lieu », changer le monde en un « vrai lieu »,
quelle tâche ! Quelle espèce de folie !
Philippe Jaccottet
Les lieux particuliers où nous avons souhaité nous attarder et qui nous ont paru un instant à notre portée, à la manière d’un rêve qui nous traverse jusqu’à nous procurer une nouvelle sensation de l’espace, finissent par nous abandonner, naufragés sur le rivage d’une île lointaine. Dans ce corps à corps avec un nouvel horizon, alors que nous croyons épouser les contours de l’air qui nous entoure, devant un tel bouleversement, un dialogue commence. Ces lieux qui nous retiennent et nous rattachent à leur matérialité environnante, nous parlent à bas-bruit dans leur singularité et leur attrait, et font de ce dialogue une expérience incontournable. Comme à l’appel d’un « génie des lieux », nous répondons par une présence accrue à ce lien établi d’emblée avec l’espace qui nous entoure.
Chacun de ces lieux dans lesquels nous reconnaissons une part de nous-mêmes, est une promesse de signification, jusque dans son immédiateté. Le génie particulier de certains lieux que nous souhaitons célébrer, alimente au travers de notre existence qui s’en trouve amplifiée, l’attrait d’un ici que semble incarner une présence à laquelle on ne peut échapper. Mais il nous arrive parfois de succomber au mirage de l’ailleurs, cet inconnu qui serait au bout du chemin, tel un lieu soupçonné mais invisible, fruit d’un appel insistant à la beauté fugitive. Témoin d’un arrière-pays loin des perceptions ordinaires, il demeure un lieu dérobé et tout autant espéré pour le promeneur qui, un jour, découvre que derrière la colline qui barre l’horizon, un monde l’attend, lieu enchanté avec ses figures de rencontre que seule la passion peut susciter en lui.
Il est ainsi des lieux qui hésitent entre l’ici et l’ailleurs, entre la promesse d’un immédiat qui vient combler notre besoin de présence et la quête plus incertaine d’une parole qui résonne en écho et semble faire « monde », un monde qui surgit tout seul et vient nous surprendre. Identifié à une épiphanie, le lieu poétique est au carrefour de nos existences. La multitude des lieux qui nous environnent, du plus près au plus lointain, sont redevables de notre seule capacité à reconnaître leur obstination à exister, de l’herbe des talus à la vague qui lèche le pied des rochers.
Mais il arrive que le paysage se dérobe, à la manière de l’horizon que l’on croit toucher. Tel un chant que l’on ne saisit pas, la parole du lieu est toujours menacée de s’éteindre, et si les lieux s’accordent à la célébration, il faut se retirer pour en mesurer le prix, celui de l’éphémère. Nous sommes interrogés par le lieu lui-même, par son énigme qui demeure malgré tout et nous possède. À la fois offert et refusé, il ne saurait nous appartenir.
Ainsi se pose la question du lieu qui nous confronte à notre rêve d’un séjour à fleur de terre, alors que tant de chemins nous attendent : « Où est mon pays ? * » Aucune réponse ne saurait être définitive, même celle de la poésie. À la recherche des traces laissées en soi par le passé, elle est devenue lieu de passage, mouvement ouvert à l’entre-deux. L’hospitalité offerte au passant, « habiter » est alors le maître mot du poème.
* André Frénaud, Il n’y a pas de paradis, Poésie/Gallimard, 1967.
Alain Fabre-Catalan
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L’AIR, DEHORS DEDANS
(Comment oublier le peu ?)
(Comment oublier le peu ?)
à Philippe Jaccottet
Ne pas voir cela du dehors. Ce ne peut être un spectacle,
c'est ce qui est réellement, vécu, traversé, le secret que l'on habite,
auquel on ne peut être extérieur. Quand on est dans le corps,
au cœur du monde – non plus un regard, même quand on regarde,
le regard est pris dedans. Prisonnier, alors seulement
on vit, non pas quand on est détaché.
Philippe Jaccottet, La Semaison, carnets 1954-1979
Dans la maison, ce soir, seul non seul, je note ces mots : ... et comme ces paysans... à qui je rendais visite la fin d'après-midi l'hiver et qui n'allumaient la lumière (coûteuse, mais aussi brutale, indiscrète) qu'au tout dernier instant, lorsqu'on ne voyait plus les yeux de celui qui vous parlait. Et qui souvent nous parlait de l'origine des mots.*
Il y a encore un peu d'air, un peu d'oubli, un peu de peu à habiter, un peu de lumière, d'ombre ou d'obscurité, une grammaire d'origine, resserrée au tout dernier instant du jour.
L'air est alors la vie silencieuse qui nous accorde au-dehors, resté proche, même si dehors il est le plus souvent absent à nos yeux, qui nous accorde au-dedans, à nos yeux, l'air doux ou cinglant, l'air est la vie invisible de la vie, l'air reste malgré tout au regard, l'air reste inouï au regard, trouée de lumière, d'ombre ou d'obscurité, insaisissable encore le traversant.
De jour, de nuit, d'une certaine joie, d'une certaine absence soudain, l'air nous reste... (le mot est illisible) ..., comme une question : que reste-t-il ?
Que nous reste-t-il ?
L'air du dehors. L'air du dehors reste au-dedans, comme un jour recommencé, comme une nuit recommencée. L'air reste, ici et là, malgré notre inattention à la lumière, l'ombre ou l'obscurité. L'air reste une trouée au bord de la maison, tout contre, et sur le chemin, à la lisière du chant, nos yeux cherchent l'air pour le toucher, même aveuglément, même éperdument. L'air nomme silencieusement la maison.
L'air est un, nu, dehors dedans. Il est à la lisière.
Le prendre. Mais comment sans pouvoir le toucher ?
L'air s'absente à nos yeux, sans être vraiment absent.
Comme l'oubli, comme le peu, il est un pays habitable avec peu de lumière, d'ombre ou d'obscurité.
Avec l'air, la maison est dehors dedans, traversée.
Nous nous replions, mais nous en revenons toujours à l'air. Qu'un peu d'air vienne à nous manquer, viendront à nous manquer la lumière, l'ombre ou l'obscurité, peut-être l'origine des mots dans la maison.
* Valère Novarina
Jean Gabriel Cosculluela
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