mardi 31 décembre 2013

RAL n°120


2ème semestre 2013
PRÉTÉRITION DE L’INVISIBLE


Et que derrière un voile, invisible et présente,
J’étais de ce grand corps l’âme toute-puissante.
Jean Racine, Britannicus.

Le monde visible, qu’est-ce en vérité ?
De l'invisible à la longue solidifié
par l’appétit humain.
Saint-Pol-Roux, Le Fol.


Que disent, de l’invisible, Homère l’aveugle et Rimbaud le voyant ? Deux perspectives s’affrontent. L’invisible existe-t-il en soi ou ne peut-il exister qu’avec le visible ? Est-il invisible par nature ou par accident ? Le visible n’est-il qu’un voile ou la partie émergée et inséparable de l’invisible ?


Le mot invisible est lisible et donc bien visible. Ce qu’il désigne est derrière le voile du nom et de la forme. Que cache ce mot qui dit l’impossible ? Il suppose un arrière-plan au visible dans lequel celui-ci apparaît. Ce qui regarde le visible est invisible. Autrement dit, le visible a lieu dans ce qui est, à jamais, inaccessible à nos regards. On ne peut voir l’invisible, mais l’on peut voir de l’invisible.

Si le regard se retournait vers lui-même, comme pour aller boire à la source de tout ce qui apparaît, que verrait-il ? Rien. Car la lumière ne peut se voir elle-même. Peut-être surgit alors la chance de réaliser que nous ne sommes rien d’autre qu’elle. Écouter le silence, faire sentir l’intangible, dire l’indicible, n’est-ce pas la tâche paradoxale du poète ? Écrire. Exprimer une sensation, une émotion, une pensée, c’est encore et toujours manifester l’invisible. Lire, c’est entendre une voix silencieuse qui nous parle d’un monde invisible. Invisible. Ce mot désigne, de façon négative, ce qui ne peut être vu. Il suggère également, et de manière insistante, une réalité suprasensible. Il signale aussi bien l’ignorance (ne pas voir ce qui est), l’illusion (voir ce qui n’existe pas), le songe ou l’hallucination (voir autre chose que ce qui est). Il nous renvoie aux limites de notre perception. Et l’on nomme invisible le trop petit ou le trop grand, le trop près ou le trop loin. Les étoiles sont invisibles durant le jour. Une clarté plus proche les éclipse. Toute parole vibrante révèle sa part singulière d’invisible.

La beauté a cela de singulier qu’elle emporte immédiatement notre adhésion. N’est-elle pas la forme que prend une invisible vérité pour se révéler ?

Jacques Goorma
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POUR UNE POÉTIQUE DE L’INVISIBLE


À la frontière du visible et de l’invisible, dans cet entre-deux mouvant où le réel ne cesse tour à tour de prendre et de perdre pied, se concentrent les attributs du rêve qui irriguent la création poétique. C’est dans cet espace comparable à une constellation que se nouent et se dénouent les fils du poème, véritable figure en expansion sur les lisières du sens.

Un simple mot suffit à faire résonner ce nouvel espace où les moindres signes commencent à nous parler. Alors le poème comme un ordre intérieur prend forme au contact de ces multiples étincelles, toujours plus près de la lumière, convertissant cette soudaine éruption en réalité sonore, celle qui n’a d’autre consistance que la fleur « absente de tous bouquets ».

Si l’invisible accompagne tous les faits de langage, c’est qu’il constitue le soubassement de nos représentations, ce fond d’ignorance commune. Fruit du désir de donner à voir, la poésie a pour tâche difficile de combler une attente littéralement insatiable. Une attente non pas de ces choses qu’une impossibilité matérielle nous interdit de percevoir, mais de celles qu’on est persuadé de voir alors qu’elles ne sont en aucune manière perceptibles et néanmoins rendues sensibles par l’évocation qui en est faite. Cette faculté qui s’attache à la parole poétique, celle qui nomme, interroge, appelle et promet, permet de représenter l’absence par une sorte de miracle toujours à renouveler, et de donner vie pour un instant à ce qui n’a d’autre existence que dans la condensation des mots qui résonnent à notre oreille, avec cet effet de réel qui nous laisse entrevoir ce dont nous sommes séparés.

Seuls le besoin et le désir de dire, amènent à prolonger ce que vise le poème, à poursuivre le geste qui a guidé sa création. Ainsi apparaît l’invisible comme la recherche par le langage de ce qui est hors-langage et finit par prendre le visage du don. Il aiguise les regards, tisse l’étoffe des rêves, souligne d’un rien les pensées, traverse le cours de nos vies.

Comme une subtile variation du visible, il accompagne les instants abandonnés à l’imperceptible, à cet inaperçu dont la présence, à l’image des spectres et des fantômes, accroît l’illusion de voir ce qui ne peut que demeurer invisible, en quelque sorte hors d’atteinte, si ce n’est par la sensation d’avoir entrevu furtivement cette fleur qui nous parle sans éclat de son éclat. Dans le retrait du silence mesuré pas à pas, l’invisible nous ouvre son chemin.

Alain Fabre-Catalan

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ÉDITORIAL


Lors de notre Assemblée Générale du 28 septembre 2013, nous avons eu le plaisir de vous retrouver nombreux pour fêter ensemble le trentième anniversaire de la Revue Alsacienne de Littérature.

Pour marquer le centième anniversaire de la fondation de l’Hôpital de Lambaréné, le chapitre PATRIMOINE est consacré à différents témoignages portant sur la vie et l’œuvre d’Albert Schweitzer.

Le dossier thématique de ce numéro propose des regards multiples sur la notion de L’INVISIBLE, thème qui a suscité un vif intérêt auprès des auteurs d’horizons divers.

Les cinq illustrations originales de Jean-Marc Scanreigh qui rythment les sections prolongent les questionnements sur l’invisible. Nous remercions le plasticien qui a la générosité d’offrir vingt-cinq exemplaires d’une gravure sur bois, signés et numérotés, qui seront joints à quelques exemplaires.

Les rubriques habituelles VOIX MULTIPLES, CHRONIQUES et NOTES DE LECTURE viennent compléter ce numéro. Relevons que les contributions de la rubrique Chroniques viennent renforcer la cohérence thématique, en prolongeant les réflexions sur l’invisible.

Au nom du Comité de rédaction nous remercions nos abonnés pour leur fidélité et l’accueil favorable réservé à nos parutions récentes. Nous espérons pouvoir à nouveau compter sur le soutien de nos lecteurs en 2014.

Nous vous présentons nos vœux les plus chaleureux pour les fêtes de Noël et pour la Nouvelle Année.

Maryse Staiber et Marie-Thérèse Wackenheim

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SOMMAIRE


ÉDITORIAL                                                                                      

Jean-Marc Scanreigh : Illustration I                                                      

PATRIMOINE
Jean-Paul Sorg : L’écrivain                                                                   
Jean-Paul Gunsett : L’avoir rencontré                                                  
Emma Guntz : Sich in den Dienst des Lebendigen stellen                           
Benoît Wirrmann : Amitiés fidèles pour Marie Jaëll                              
Jenny Litzelmann : Albert Schweitzer et... Empédocle                           
Pierre Kretz : Des bords du Rhin aux rives de l’Ogooué                         
Marc Chaudeur : Albert Schweitzer : Alsace, universel...                         
Romain Collot : Expressions d’Afrique                                               

Jean-Marc Scanreigh : Illustration II                                                   

DOSSIER : L’INVISIBLE
Jacques Goorma : Prétérition de l’invisible                                            
Alain Fabre Catalan : Pour une poétique de l’invisible                             
Fabrice Farre : Couchés sur l’herbe. Ignorance. Scène. Hors nous...                      
Alain Hélissen : L’un visible, l’autre pas                                                          
Karlheinz Kluge : Silberluft                                                               
Sylvie Le Scouarnec : invisible au milieu du courroux...                         
Jacques Goorma : Sauf-conduit. Le ciel qu’ouvre une main.
                       Donner voix à l’invisible                                                
Anne-Marie Soulier : Que vois-je ?                                                      
Emma Guntz : Sind wir nur Sternenstaub...                                          
Kza Han : Vision nocturne                                                                  
Michèle Finck : Ce peu de songe, presque invisible                                             
Eva-Maria Berg : Blindes Vertrauen                                                   
Yves- Jacques Bouin : Approche de l’invisible. Image de l’invisible                     
Germain Roesz : Où courrir fragile                                                      
Jean-Pierre Verheggen : Invisibilité                                                     
Jean-Paul Gunsett : Stances de circonstance. Neige à Noël                                 
François Urban-Menninger : L’homme invisible                                              
Jean-Claude Walter : Tu peux aller loin                                                          
Maryse Staiber : Fluglinie unsichtbar                                                   
Laurent Bayart : Un visible invisible                                                   
Martine Blanché : L’invisible Cécile                                                    
Taja Kramberger : Photosynthèse. Quelqu’un d’autre...                           
Aline Martin : Ewig (traduction allemande Maryse Staiber)              
Gerda Mucker-Frimmel : Frage – an wen?                                          
Sylvie Durbec : Étoile filante                                                              
Muriel Stuckel : À la source de l’invisible                                               
Claudine Bohi : Ce qui roule au bord                                                   

Jean-Marc Scanreigh : Illustration III                                                 

VOIX MULTIPLES
Adrien Finck : Ischnüfa /Inspirer (traduction Angèle et Michèle Finck)        
Sylvie Reff : Visage d’étoiles. Sur terre. Présences muettes                                  
Michael Benaglio : Fragen. Das Käuzchen                                           
Jean-Claude Walter : Thannen                                                            
Eva-Maria Berg : noch einmal...                                                             
Caroline Guth : Strasbourg, Cathédrale / Strossburi, s’Munster              
Kza Han : Vitrail à joint vif                                                                
Pierre Zehnacker : Souffrir                                                                
Pierre Alp : Le désert. Au coucher du soleil                                          
Irmhild Oberthür : Fülle in unseren Breiten                                         
Daniel Martinez : En prise                                                                 
Isabelle Lévesque : Tout ignorer                                                             
Jean-Paul Gunsett : Écrire la vie. Fàscht wie Verlaine                          
Guillaume Decourt : Diplomatiques. Corridor                                     
Yves Leclair : Obole rose                                                                    
Claudia Scherer : Ein Bad – Zwei Sprachen                                         
Claude Vancour : Hommage à Julien Gracq                                         
Marc Dumas : Sounet VIII /Sonnet VIII                                            

NOTICES BIOBIBLIOGRAPHIQUES                                          

Jean-Marc Scanreigh : Illustration IV                                                 

CHRONIQUES
Jean-Paul Sorg : Devant le témoin invisible : Charles Wagner                
Wendelinus Wurth : Joh. 20, 29 „Selig sind, die nicht sehen“...             
Maryse Staiber : Lebensbilder                                                            

Jean-Marc Scanreigh : Illustration V                                                 

NOTES DE LECTURES