mercredi 27 décembre 2017

RAL n°128


2ème semestre 2017 
LUCIDES FOLIES

On ne peut être poète sans quelque folie
Démocrite, Fragments, IVe av. J.-C.

Connu depuis l’Antiquité, il n’est pas aisé pour autant de définir ce que recouvre le mot folie tant sa polysémie est étendue. Il peut aussi bien désigner la démence, la déraison, l’extravagance, le dépassement ou la violation de la norme sociale qu’indiquer une forte passion, une lubie, une gaîté vive, une joyeuseté, un écart de conduite, une attitude marginale, un goût exclusif, une impulsion soudaine, une accointance charnelle, une dépense excessive, et même un air de musique en Espagne ou un pavillon orné de verdure à Rambouillet. Et tout cela sans parler du fou du roi qui seul peut se moquer sans conséquence du souverain, du fou du jeu d’échecs qui sait biaiser ou de celui du tarot de Marseille, le Mat, seul Arcane à ne pas porter de numéro, et qui, bien qu’indéchiffrable, représente l’errance et la folie autant que la liberté et l’insouciance.

De plus, on ne peut donner une définition universelle de la folie, car chaque société sécrète ses propres modèles de déviance comme le rappelle Michel Foucault dans son Histoire de la folie à l’âge classique. La folie est donc aussi culturelle et a toujours exercé sur l’artiste une fascination ambiguë faite de fantasmes et d’angoisses. Elle bouleverse le sens du réel autant que le discours.

Le nombre de grands textes en relation avec la folie est impressionnant. Un rapide recensement loin d’être exhaustif peut suffire à nous en convaincre : La folie divine dans le Phèdre de Platon (IVème av. J.-C.) ; La nef des fous, de Sébastien Brant (1494) ; Éloge de la folie, d’Érasme (1509) ; Hamlet, de Shakespeare (circa 1600) ; Don Quichotte, de Cervantès (1605-1615) ; La vie est un songe, de Calderon (1635) ; La folie d’Oreste, dans Andromaque, de Racine, (1667) ; Les Poèmes dits de la folie, de Hölderlin (1806-1843) ; Le journal d’un fou, de Gogol (1835) ; Les mémoires d’un fou, de Flaubert (1838) ; Aurélia, de Nerval (1855) ; Histoires extraordinaires, de Poe (1856) ; Les chants de Maldoror, de Lautréamont (1869) ; Une saison en enfer, de Rimbaud (1873) ; Le Horla, de Maupassant (1886) ; Le Fol, de Saint-Pol-Roux (1900) ; Igitur ou la folie d’Elbehnon, de Mallarmé (1925) ; Mrs Dalloway, de Virginia Woolf (1925) ; Nadja (1928) et L’amour fou (1937), d’André Breton ; La Chouette aveugle, de Sadegh Hedayat (1936)… À cette liste sommaire, il faudrait ajouter le rôle majeur joué par la folie dans l’essor de mouvements littéraires comme le dadaïsme qui opposait la folie indomptable à la rationalité bourgeoise ou le surréalisme pour lequel la folie est capable de révéler des choses qui sans elle seraient restées impénétrables.

Mallarmé parle du génie comme d’une folie contrôlée. Antonin Artaud dans son hommage éblouissant à Van Gogh, rappelle que dans son cas comme dans le sien, la folie n’est rien d’autre que du génie aliéné par la société. Il nous met en garde contre la tentation de vouloir expliquer le génie par la neurologie ou la psychiatrie et de réduire une œuvre à la maladie de son auteur. Comment ne pas évoquer ici le destin tragique de Camille Claudel ? Que sait-on du drame intime de chacun ? C’est la démence qui fraye la voie de la pensée neuve, qui lève l’interdit, affirme Nietzsche. Ce peut être aussi un excès de lucidité qui rend fou. La poésie n’est-elle pas comme l’amour une lucide folie ?

La folie du merveilleux, d’aimable et de charmante, peut devenir dangereuse et menaçante comme dans le bestiaire et les diableries de Jérôme Bosch ou dans la littérature fantastique qui, selon Roger Caillois, manifeste un scandale, une déchirure, une irruption insolite, presque insupportable dans le monde réel. Délirer c’est, au sens étymologique de delirare, sortir du sillon, soit en divaguant soit en prophétisant.

La folie est un dieu bifrons comme Janus. Elle a deux faces. Faste et néfaste. L’une sombre et tourmentée, l’autre souriante et insolente. La folie aveugle ou éclaire. Elle peut nous asservir ou nous affranchir. Elle libère ou obnubile, elle paralyse ou rend mobile, nous soumet à sa tutelle ou nous défait des vues conventionnelles. Elle est prison ou libération, source d’extase ou de terreur. Destructrice ou inspiratrice, la folie peut être meurtrière ou faire chanter la vie.

Il est aussi une folie passagère, choisie, délibérée. Celle que procure l’ivresse. Elle lève nos inhibitions et le voile sur nos songes. Elle révèle les profondeurs intérieures et l’abîme de l’âme humaine et permet d’expérimenter des états de conscience altérés, comme c’est le cas dans Les confessions d’un mangeur d’opium, de Thomas de Quincey, Les Paradis artificiels de Baudelaire, Misérable miracle d’Henri Michaux ou L’expérience visionnaire avec les plantes « lucidogènes » de Charles Duits. La folie serait une voie d’accès à une réalité élargie, à une source de connaissance libérée par l’imagination créatrice. Une forme de transe, de divination rappelant les oracles de la Pythie et les pratiques chamaniques. Dans sa fameuse Lettre dite du voyant, Rimbaud écrit : Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. Pour Platon déjà, la folie poétique pouvait être envisagée comme un moyen permettant aux dieux de communiquer avec les hommes en utilisant le poète comme un médium.

L’activité onirique révélatrice du rôle de l’inconscient est, depuis Freud, connue de tous. Nous rêvons tous, et bien de nos rêves semblent insensés alors qu’ils obéissent à une autre logique. L’enfant que nous fûmes peut rire, danser, crier et taper du pied en pleine rue sans susciter un étonnement démesuré alors qu’un tel comportement chez un adulte serait plutôt alarmant. L’imagination, « la folle du logis » selon Pascal est aussi « le trésor de l’homme » pour Saint-Pol-Roux.

Mais la tempérance, la mesure, la sobriété, auraient-elle encore un sens, une valeur, une saveur sans les surprises et les inventions inattendues de la folie ? Que seraient la poésie, la littérature et l’art sans une forme de défi, de dépassement et sans sa force d’émancipation ? Est-il une vraie sagesse sans quelque folie ? La folle sagesse de certains maîtres orientaux ne craint pas de heurter le sens commun pour nous affranchir de la tyrannie des points de vue conventionnels.

Les sens si variés et parfois même opposés de ce vocable ont ceci en commun qu’ils signalent tous une démesure, une rupture avec la norme, le franchissement d’une limite, une transgression, autrement dit un excès, dont l’aspect négatif, l’hybris, était châtié par les dieux dans la Grèce antique.

Quelles folies aimables et généreuses sauront nous protéger de celles, cupides et dangereuses, qui menacent les hommes aujourd’hui ? Si l’on en croit Montaigne : Il faut avoir un peu de folie, si l'on ne veut avoir plus de sottise.

Jacques Goorma

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ÉDITORIAL


Le dossier PATRIMOINE met en valeur, sous un angle historique, la thématique de la folie. Le patrimoine culturel régional réserve, en effet, une place majeure à ce thème. Laurent Naas, responsable scientifique de la Bibliothèque Humaniste de Sélestat, propose un panorama de quelques figures de l’humanisme en Alsace. Quant à la présentation de Carole Werner, elle se concentre sur Sebastian Brant, Das Narrenschiff, sujet de son mémoire de Master Recherche.

Tout naturellement, notre dossier thématique FOLIES, introduit par Jacques Goorma, prolonge, sous de multiples angles et perspectives, ce thème avec des contributions contemporaines.

Les rubriques habituelles VOIX MULTIPLES, CHRONIQUES et NOTES DE LECTURE viennent compléter ce numéro.

Pour l’ensemble de ce numéro, la rédaction est heureuse de proposer la présence d’auteurs nouveaux qui, en poésie et en prose, s’expriment dans la diversité linguistique caractéristique de notre région. Relevons la présence d’une traduction inédite d’un texte de Karel Čapek, un grand auteur tchèque, qui ouvre l’une de nos rubriques.

L’illustration est assurée par la plasticienne Haleh Zahedi qui a réalisé pour ce numéro une série inédite en écho avec le thème de la folie.

Nous remercions nos abonnés de leur fidélité et leur souhaitons de belles fêtes de Noël. À l’approche de la Nouvelle Année, nous vous présentons nos vœux les plus chaleureux.

Maryse Staiber & Marie-Thérèse Wackenheim

Le site internet dédié à la revue, créé par Alain Fabre-Catalan qui en assure l’administration, rend compte de notre actualité littéraire. Les auteurs y trouveront les informations utiles concernant les thèmes abordés dans les prochains numéros. Le dossier thématique du numéro 129 de juin 2018 s’intitulera REGARDS.

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SOMMAIRE


ÉDITORIAL 

Haleh Zahedi : Folie I                                                                          

PATRIMOINE
Laurent Naas : De l’enthousiasme à la folie : l’essor du livre imprimé                      
Sebastian Brant : Von unnutzê buchern                                                 
Carole Werner : Sebastian Brant, der Narrenkritiker                              

Haleh Zahedi : Folie II                                                                                    

DOSSIER : FOLIES
Jacques Goorma : Lucides folies                                                                      
Emma Guntz : Narrenfreiheit                                                              
Alain Helissen : Léon dit (folies passagères)                                          
Adrien Finck : Im Nàrraschiff                                                             
Karlheinz Kluge : Verrückte Fahrten                                                   
Alain Fabre-Catalan : Ainsi parle la folie                                                       
Julien Soulier : Le slam du now future                                               
François Debuiche : À cette belle étoile                                          
Eva-Maria Berg : aus der gewohnheit                                                
Jacques Goorma : L’étude en bleu                                                    
Anne-Marie Soulier : Beauté des laids, bonté des fous                         
Yves-Jacques Bouin : Ivresse astronomique de la conscience                             
Kza Han : Miroirs de folie                                                                
Pierre Judide : Jeu profond de la folie de l’homme et de la folie de Dieu     
Alix Lerman-Enriquez : L’égarée                                                   
Ingrid Brunstein : Zitternde Verrücktheit. Les deux folles                            
Denis Leypold : Voyez-la venir                                                        
Yves Rudio : Er spinnt                                                                        
Sébastien Koci : Noyades. Vincent                                               
Germain Roesz : Peut-être                                                             
Claudine Bohi : Le dit de la folie. Sa place de nulle part                    
Valère Kaletka : La barque. La route. Carrelage                                           
Michael Benaglio : Diktatur                                                        
Wendelinus Wurth : Mir Narr-zisste                                          

Haleh Zahedi : Folie III                                                              

VOIX MULTIPLES
Karel Čapek : L’histoire du chef d’orchestre Kalin                                       
Fabrice Farre : Désert devant                                                         
Auguste Wackenheim : Stumm un schej                                                     
Martine-Gabrielle Konorski : Ultime cicatrice                                
Michael Benaglio : Die schreibenden Wellen. Ich singe                        
Roselyne Sibille : J’imagine                                                          
Axel Schouteten : Le lyrisme de ses mains. Chat. Passantes passées             
Sylvie Le Scouarnec : Ein einziges Wort: Dunkles                          
Sylvie Durbec : Prières à insérer                                                                   
Marie-Yvonne Munch : Au fil des jours                                                     
Herbert G. Pedit : Landschaft. Späte Zeilen                                     
Gilles Marie Buscot : La prison sous la neige                                     
Claudia Scherer : Der Blick. Ein Leben. Atemsäule.                         
             Welches Schweigen. Perfekt
Jean-Claude Walter : Voyage                                                        
Gerda Mucker-Frimmel : Satire                                                      
Claude Vancour : Jour incertain. Espace mahdiste du troisième jour                 
Estelle Fenzy : Oh mon enfance                                                    
Hans-Guido Klinkner : Wintermärchen                                                    
Jean-Paul Bota : Pascin                                                                         

NOTICES BIO-BIBLIOGRAPHIQUES                                     

Haleh Zahedi : Folie IV                                                               

CHRONIQUES
Jean-Claude Walter : Chronique des arts : Claude Monet                               
Jean-Paul Sorg : Jeanne Moreau dans Il est minuit docteur Schweitzer    
Jean-Paul Sorg : Hommage à Lina Ritter                                               
Helmut Pillau : Druckreif sprechen.                                        
Karlheinz Kluge : Gisèle Argaud. Ein Nachruf                                

Haleh Zahedi : Folie V                                                                             

NOTES DE LECTURE                                                               

dimanche 10 septembre 2017

RAL n° 127


1er semestre 2017
AVEC LE TEMPS

Qu’est-ce donc que le temps ?
Si personne ne m’interroge, je le sais ;
si je veux répondre à cette demande, je l’ignore.
(Saint Augustin d’Hippone)

Dans le « presque rien » de ce point-virgule se love tout entière l’énigme affolante de la finitude de nos vies. Comment parler du temps sans accumuler clichés, citations, effets de déjà-vus ? Quelle image, quelle métaphore peut figurer la contradiction permanente entre notre conviction intime de son existence, et sa résistance à tout effort de raison ?

La tentative la plus courante consiste à le représenter dans l’espace, à demander à « où » de déguiser « quand » afin de le rendre enfin visible, sinon palpable : sabliers, horloges, frises chronologiques permettent de croire en « l’espace d’une minute », d’un siècle, de millions d’années… Pour les Grecs de l’Antiquité, un seul dieu ne pouvait venir à bout de cette tâche impossible. Notre langage a conservé Chronos, le temps qui nous dévore, l’ogre insatiable au lent tempo, mais oublié Kairos, le petit dieu de l’instant opportun, dieu-furet sans durée, qui nous frôle en riant, qu’il faut saisir au vol par la courte flammèche de son toupet à la Tintin, sinon… « tintin ! », instant perdu, chance envolée.

Le recours aux arts d’ici-bas tente une autre scénographie de la révélation. La peinture et les autres arts de la représentation travaillent à la mise en scène de l’énigme. Temps sensible, temps compté : les femmes de Vermeer sont happées dans un arrêt sur image, le crâne nu des « vanités » interrompt brutalement la jouissance de la contemplation. La musique, art des Muses, se joue du temps, en joue, le met en joue, cheek to cheek, temps forts, temps faibles, changements de vitesses, retours a tempo.

L’art des mots installe une autre scène, pourvu que philosophie et poésie, raisonnement et rêverie, parviennent à ruser ensemble pour créer l’au-delà des sons et des images. Chaque relecture de Proust nous rappelle que si le Temps retrouvé, si longtemps espéré, surgit d’un coup de théâtre de la mémoire involontaire, la récompense finale n’est pas la restitution du passé, mais aura été l’œuvre de sa recherche. L’erreur commune consiste à confier nos vies au leurre simplet du futur simple, alors que la victoire sur le temps s’accomplit non dans la dilatation de notre mélodie éphémère, mais dans les ruses inattendues du langage, la danse des conjugaisons, l’improbable futur antérieur d’un bal chez Temporel.

Anne-Marie Soulier

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ÉDITORIAL


Après avoir consacré des pages à la Réforme en Alsace, nous prolongeons, dans un nouveau dossier PATRIMOINE, l’étude de cette époque cruciale pour l’Alsace. Nous tenons à remercier Bernard Xibaut, Rémy Valléjo et Gabriel Braeuner pour leurs contributions inédites sur la réforme avant la Réforme et sur la Contre-Réforme. Le concours de Jérôme Schweitzer nous permet de publier une gravure extraite d’un ouvrage célèbre de Thomas Murner.

LE TEMPS, thème proposé, a suscité un vif écho et connu des interprétations diverses, d’autant plus que la rédaction avait d’emblée laissé aux auteurs le choix d’aborder cette notion dans sa double signification.

L’illustration est assurée par des photographies prises par Anne-Marie Soulier lors de son séjour en Chine, des images évoquant le temps, sa durée et son caractère éphémère.

Les rubriques habituelles VOIX MULTIPLES, CHRONIQUES et NOTES DE LECTURE viennent compléter ce numéro.

C’est avec grand plaisir que la rédaction salue la présence d’auteurs nouveaux qui viennent enrichir le concert des voix en poésie et en prose.

En ce mois de juin, nous vous souhaitons un bel été, riche en lectures. Veuillez dès à présent prendre bonne note de la date de notre Assemblée Générale (portant sur l’activité de notre association en 2016), suivie de notre matinée littéraire et du verre de l’amitié, qui se tiendra comme d’habitude au Münsterhof, le samedi 30 septembre 2017.

Maryse Staiber & Marie-Thérèse Wackenheim


Le site internet dédié à la revue, créé par Alain Fabre-Catalan qui en assure l’administration, rend compte de notre actualité littéraire. Les auteurs y trouveront les informations utiles concernant les thèmes abordés dans les prochains numéros. Le dossier thématique du numéro 128 de décembre 2017 s’intitulera FOLIES.