dimanche 1 juillet 2018

RAL n°129


1er semestre 2018
LA TRAVERSÉE DES REGARDS

Écrire commence avec le regard d’Orphée, et ce regard est le mouvement du désir qui brise le destin et le souci du chant et, dans cette décision inspirée et insouciante, atteint l’origine, consacre le chant.
Maurice Blanchot

L’éblouissement préside à la naissance du regard. C’est dans la lumière que se dévoilent les ombres, celles qui dansent au fond de la caverne, une fois le rideau du jour tiré sur les figures fantomatiques de la nuit. Ainsi commence la longue traversée des regards qui prêtent vie aux êtres et aux choses, véritable odyssée du quotidien où jeter l’ancre chaque matin. D’un premier regard jeté à la dérobée, naissent des rencontres imprévues, quand bien même s’agit-il de choses familières. À cette occasion, à travers leur unique présence, surgit de la profusion du réel un sentiment de l’existence d’une rare intensité. Cette expérience est avant tout celle du regard qui s’offre dans la surprise de l’instant où tout paraît éclat, où la lumière nous dit soudain que tout est à voir. Une expérience d’être inégalable et qui s’exerce à la pointe du regard dont le premier effet produit est l’éveil. C’est à cet éveil, sorte de traversée des apparences, que le poète travaille afin d’accroître dans son regard la conscience de ce qui est, s’efforçant de dire l’insaisissable, comme autant d’effractions lumineuses.

Une reconstruction de la vision est à l’œuvre dans le poème dès lors qu’il s’agit, dans son ombre portée, d’alimenter cette soif du réel à d’autres sources, sans doute faites de lueurs intermittentes, des sources plus intérieures qui brillent à la manière des lucioles dans la nuit, révélant une à une leur intensité fugitive. Mais à l’envers du visible et de ses connivences, il y a cependant une blessure, celle de l’ombre qui demeure insistante et nous signifie que face à l’inquiétante profondeur du monde, comme un paradis perdu, sa totalité est désormais brisée. Ainsi nos regards morcelés ne nous donnent-ils à voir que des lambeaux de vérité puisée à des racines toujours plus incertaines.

Dans sa surexposition, le monde se réduit à une myriade d’images qui s’affichent comme autant de paysages d’exil, lieux de fragmentation qui captent les regards et les retiennent dans un incessant miroitement où les ombres se confondent avec la lumière. Le monde médiatisé a multiplié à l’infini les regards, faisant de chacun un spectateur captif, comme Éros pris dans le faisceau de la lampe à huile que Psyché tient dans la main. L’intention n’est plus de témoigner de l’élémentaire présence, de tenter de faire corps avec elle, de s’en remettre à cette expérience singulière qui ouvre une fenêtre sur le poème à venir. Dans sa précarité, seul le regard du poète est à même de jeter une passerelle vers ce qui étonnamment est là mais ne demande qu’à renaître sous le regard des mots, car il revient à la poésie de nommer, c’est-à-dire de faire sortir les choses de l’ombre.

L’écriture peut néanmoins être considérée comme expérience de l’oubli, de ce temps inconnu qui nous précède et succèdera à notre disparition. Elle révèle en réalité un temps qui échappe à celui qui veut le saisir. Ce temps ne se donne que dans le regard, un regard tourné vers l’oubli de soi qui finit par ramener les ombres sur la scène de l’écriture. Ainsi le travail poétique se mesure aux défaillances de la mémoire, là où les choses paraissent et n’ont pas encore de nom. À travers son expérience des êtres et des choses, le poète tente aussi de découvrir ce que dissimule en partie ce qui est là, devant lui, cherchant ce qui échappe et se laisse oublier. Entre « voir » et « regarder », il est à la fois celui qui inscrit dans sa mémoire des éléments de ce qu’il perçoit, et celui qui se laisse imprégner par le flux des images mentales qui le traversent pour écrire ce qui vient de l’oubli et demeure dans la discontinuité même du poème.

Comme un éloge du regard en arrière, à l’image d’Orphée qui se retourne vers Eurydice, le motif du retour éclaire l’origine de la création poétique. C’est la mise au jour de ce qui est enfoui dans le visible et qu’il est périlleux d’énoncer sans la capacité à élargir le domaine des sens que Rilke prête à l’artiste dont il rappelle l’impératif poétique : « J’apprends à voir. » Il s’agit d’accepter l’expérience, de prendre le risque d’être regardé par ce qu’on voit, au point d’en être transformé, atteint jusqu’au cœur, en ce sens que Rilke, renversant la démarche qui consiste à chercher les mots pour dire ce qu’on voit, peut affirmer : « Presque tout ce qui arrive est inexprimable et s’accomplit dans une région que jamais parole n’a foulée. »
Alain Fabre-Catalan