vendredi 18 octobre 2019

Dossier "Frontières"


Quelques extraits du numéro 131
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Sophie Taeuber-Arp


Cécile Oumhani : Traverser l'océan

Profondes
les eaux du fleuve coulent
battent loin dans tes veines
se perdent au fond de la nuit
heurtent en vain les parois de ton lit
l’étoffe imprimée venait d’Inde
et ton édredon d’Amérique
là-bas dans la brume sur l’autre rive
tu aperçois la maison ensommeillée
tant de vies engrangées à ses fenêtres
tu voudrais cogner à la porte
rejoindre les images en noir et blanc
l’été sans fin comptait ses étoiles
dans les jardins remplis d’ombres et de voix
d’oiseaux-mouches et d’hortensias

il fallait traverser l’océan
franchir le Saint-Laurent

Anne-Marie Soulier : L'outre-pays

Maison vue en rêve, avec coup d’œil sur le jardin : merveille d’une très grande toile d’araignée toute proche, étalée, établie, accrochée à deux buissons verts encadrant une allée qui s’enfonce. Lignes ténues jusqu'à l’invisible mais soulignées par des gouttes de rosée ou de pluie, venues de la terre ou du ciel à petits pas pressés pour scintiller au premier soleil.

De l’autre côté de cette paroi de lumière, on pressent le jardin, un au-delà de verts, de fleurs peut-être, annoncé, interdit, on ne sait trop, par la frontière merveilleuse.

Est-ce le seuil de la mort, que seule une fragilité surnaturelle interdit encore de franchir ? Le jardin appelle, mais confusément je ne le désire pas --- c’est peut-être l’Eden, mais je ne le désire pas. Je voudrais seulement rester à l’infini devant ce tissu protégé par sa seule beauté, mélancolique car éphémère, car bientôt le grand soleil l’aura fait disparaître, aura avalé chacune des perles de lumière, et il n’en restera que ces fils patiemment tissés qu’un enfant franchira pour rire.

Oui, le grand soleil de la vie à vivre encore efface la grille impalpable qui sépare notre existence précaire mais rassurante comme cette maison, confortable comme l’intérieur d’un œuf - et le jardin inimaginable comme cette toile de lumières qui existe pourtant bel et bien, belle et bonne.

Cécile A. Holdban : À la lisière

Aux nouveau-nés, l’ombre apprend
à trancher le fil de leur incomplétude.

Les premiers jours d’une vie,
les branches poussent sans racine
les yeux perdent leurs paupières
la nuit saigne dans les bouquets.
Après, on oublie.

Des pierres sur la table
une nappe bleue, un livre fané
je plante des mots pour qu’ils poussent
mon jardin est vide.

Tout est calme, tout est paisible
comme les pierres, comme les pierres
suis-je seule à m’agiter
enfermée, vociférant
dans le corps irréel de ce poème ?

Marlena Braester : La durée se déploie

la durée se déploie comme une colline
à l’horizon
sa ligne infinie nous appelle sourdement
avec elle nous glissons
et l’horizon tombe derrière l’horizon

abandonnés à nous-mêmes
entre les horizons qui nous serrent
dans le vacarme des vibrations qui montent
saurons-nous rester debout

ici et là
le vertige efface l’espace
du temps
la colline s’étire noire
seul un instant-clairière galactique rayonne
saura-t-il rester debout

la lumière est plus vieille que la nuit
des horizons

Jean-Claude Walter : Poèmes des bords du Rhin

L’espace d’une nuit
Je fus arbre je fus nuage
Entre le cri et l’espoir
L’espace d’une parole
Je fus l’éclair lumière écrite
Seul je fus l’oiseau des planètes
Pèlerin d’un songe d’innocence

Déjà un oiseau
S’est jeté dans le ciel
Offrande à l’aimée

Aux regards de l’été
La vie devient chanson
Qui germe dans les cœurs

Une abeille s’est posée
Sur la marne du chemin
Déjà les épis mûrissent
Le vent lacère les forêts

De toi à moi j’ai vu
Le plus grand soleil du monde
Je l’ai mordu au sang


Alain Fabre-Catalan : Signe de reconnaissance

Parmi les auteurs publiés régulièrement dans la Revue Alsacienne de Littérature figure en bonne place le poète et écrivain Jacques Tornay. Ce poème au titre prémonitoire Le nom gravé est un dernier salut qu’il nous adresse par l’entremise de son épouse Christina Holm Tornay. Le vendredi 8 février 2019, le quotidien régional du Valais Le Nouvelliste a annoncé le décès de Jacques Tornay « après une courte maladie ». Sa disparition brutale a rompu le fil de quarante ans d’écriture au service de la littérature, avec cet amour affûté de la langue qui transparaît dans ses livres où la poésie côtoie aussi bien les nouvelles que les romans. C’est l’œuvre d’une vie qui demeure dans l’ombre lumineuse des mots et qui offre avant tout à ses lecteurs « le plaisir du texte », ce sens particulier que prennent les mots que l’on reçoit en partage et dont il nous faut tenter de faire à notre tour notre miel.

Dans un de ses recueils De si longues distances paru en 1992, le poète se souvient déjà d’avoir existé, et il nous livre cet autoportrait teinté d’humour et d’une douce mélancolie : « Je me perds de vue, je reviens à moi / La vie n’est jamais deux fois pareille / Je me souviendrai toujours avoir existé / Admirable sous toutes les formes de l’âge / Je m’abandonne, je me reprends / Ceux qui m’habitent sont enfin réunis / Si nombreux que je ne puis les compter. »

Jacques Tornay : Le nom gravé

Un arpège de piano en sourdine
dans une chambre au bout du couloir prélude à l’automne.
            La clarté du jour se condense,
            elle a un jaune d’amadou.
Des ombres se promènent toutes seules, c’est-à-dire
sans forme humaine qui les suit ou les précède.
Chaque chose semble investie d’une raison précise.

L’air sera bientôt fourmillant d’attentes,
la lune d’octobre se laissera pousser la barbe
            afin d’avoir les joues au chaud.

Je reprendrai mes visites au cimetière, je répandrai
            mes pensées sur l’humus refroidi.
Pour l’occasion je me suis offert un complet marron :
autant être bien vêtu devant ceux qui ne le sont plus.

Si la brume ne m’obstrue pas la gorge
à mi-voix je chanterai un psaume de David.
J’en choisirai un de rassurant pour tous, moi inclus.
Mieux, j’inventerai mes propres versets
            sur l’infime que la vie nous apporte
            et suffit néanmoins à la remplir.

En partant je saluerai la compagnie,
les miens mais aussi les inconnus – eux dont j’ai croisé
tant de fois le nom gravé dans la pierre ou le bois
            qu’ils en sont devenus presque des amis.